376 tement disciplinée. Quand, par exemple, presque tout le monde reçoit une part de sa nourriture grâce au travail de l'aiguilleur des chemins de fer, celui-ci ne peut pas être libre d'interrompre longtemps le trafic : trop d'êtres humains dépendent de lui. Chacun est attaché aux autres, non seulement par des ·règlements, mais par des besoins, lesquels sont bien plus forts que les règlements, et les déterminent. La démocratie ne peut rien contre cette évolution, la nécessité de produire pour vivre étant plus forte que tout ; revenir aux formes anciennes de la production, cela n'est ni possible ni même souhaitable. Ni possible, parce qu'il faudrait que tout l'univers s'accordât pour oublier les inventions modernes, et que, si un seul pays s'en souvenait, voire quelques individus seulement, ceux-ci deviendraient les maîtres et rétabliraient à leur profit ce qu'on aurait voulu détruire. Ni souhaitable, parce que le développement de la civilisation industrielle a permis un accroissement considérable de la population du globe, et que revenir à la civilisation d'il y a deux siècles ou plus, ce serait condamner une bonne partie de l'humanité à disparaître. Ainsi, ni le suffrage universel ni aucune volonté au monde ne pourrait remonter cette pente, et l'on ne doit pas même le vouloir. Si la pente doit être remontée, cela se fera de soi-même, malgré nous, à travers des événements dont il faut craindre qu'ils ne comportent beaucoup de malheur. C'est peutêtre à l'honneur de la démocratie qu'elle ne résiste pas entièrement à une évolution nécessaire et que le peuple lui-même, dans certains pays, demande une ferme direction centrale, comprenant qu'il faut restreindre certaines libertés. A quoi cela revient-il ? A reconnaître que l'honneur de la démocratie est actuellement de renoncer à elle-même, ou tout au moins de se limiter (constatation pénible pour ceux qui savent combien il est dangereux de se fier aux pouvoirs). C'est donner raison, dans une certaine mesure, à ses ennemis ; c'est les approuver partiellement sur leurs conclusions, sinon sur leurs principes. On ne saurait dire, comme eux, que la démocratie s'oppose à la liberté : c'est tout le contraire. Mais on peut dire que, parce qu'elle tend à la liberté, elle risque de s'opposer aux lois de la production moderne, et qu'il faut beaucoup de sagesse aux peuples qui gardent encore quelques traces de ce régime pour ne pas mettre en lutte ouverte l'ordre économique et l'ordre politique, et renverser enfin l'un ou l'autre. L'abîme est plus large peut-être qu'il n'a jamais été entre les désirs BibliotecaGino Biarico DÉBATS ET RECHERCHES naturels de chacun, les lois qu'on voudrait voter pour soi-même, et les nécessités de la vie, les lois qu'il faut voter pour l'ensemble. Chacun souhaite la liberté ; mais cette liberté trouble la machine économique, et celle-ci bientôt marcherait si mal qu'il faudrait pour la rétablir une oppression pire que la première. Chacun souhaite l'égalité, ou du moins le plus grand nombre ; mais la division du travail, c'est l'inégalité même. Ce qui fait la différence des rangs, ce qui l'a toujours faite, c'est la différence des travaux. Il est vain de dire, comme si cette affirmation résolvait tout, que tous les travaux sont d'égale valeur. Il est sans doute vrai qu'ils le peuvent être, selon la façon dont ils sont accomplis. Mais comme ils n'exigent pas tous autant d'invention, semble-t-il, il est difficile qu'ils soient tous jugés aussi intéressants et qu'ils soient pratiquement aussi respectés. En tout cas, ils ne donnent pas tous autant de pouvoir. Ceux qui assurent la coordination des autres donnent un pouvoir supérieur. Ceux qui consistent à conduire des machines puissantes et autonomes donnent plus de pouvoir que ceux par lesquels on forge les pièces de ces mêmes machines. Ceux qui consistent à faire mourir donnent malheureusement plus de pouvoir que ceux qui consistent à faire vivre. L'administrateur est plus puissant que le manœuvre, l'aviateur plus puissant que l'ouvrier, l'aviateur et l'ouvrier sont plus puissants que le paysan. Dire qu'une association organique entre des éléments différents peut être, sans difficulté, une association d'égaux, c'est fermer les yeux au réel. Nos sociologues qui vantent l' « association organique » et méprisent l' « association mécanique » font bon marché de l'égalité. L'esclavage, tellement honni de nos jours, ne fut peut-être guère autre chose que la première division du travail. Les esclaves assuraient les travaux domestiques et les travaux de la terre, tandis que les hommes libres étaient des administrateurs et des guerriers. Plus la civilisation antique progressa, par la différenciation des travaux, plus il y eut d'esclaves à côté des hommes libres. La différenciation des travaux, c'est peut-être l'esclavage même. Comment donc accorder cette inégalité avec la démocootie ? Si la démocratie est réelle, si les droits politiques signifient quelque chose, l'esclavage, l'inégalité tendent à disparaître sous la pression du plus grand nombre. Si, pour quelque raison invincible, ils ne doivent pas disparaître, il faudra que la démocratie renonce continuellement à elle-même, ou que par quel-
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