134 ·marxiste-léniniste sous le couvert de l'inspiration ou de la fantaisie artistique. Les parvenus de la direction collective ont peur du « cheval de Troie», ils l'avouent explicitement dans leurs discours et dans leur presse où l'expression revient sans cesse. On est libre ici d'y voir un signe de force ou de faiblesse. Il a fallu à ces parvenus dix ans d'attente après la mort de Staline pour autoriser la publication à Moscou du premier récit sincère traitant d'un camp de concentration soviétique : Une journée d'lvan Denissovitch a paru le 22 novembre 1962. Or il semble, à l'expérience, que dix ans d'attente, ce n'était pas assez. Khrouchtchev a révélé que la direction collective ne fut pas unanime à donner l'imprimatur, non sans tiraillements (car la plus haute autorité du Parti, donc de l'Etat, intervient en pareil cas). Et dans son discours du 8 mars, il reconnaît le risque couru : «On dit (sic) que les revues et les maisons d'édition sont submergées de manuscrits ayant trait à la vie des déportés, des prisonniers, des détenus dans les camps [de concentration]. Je répète encore une fois que c'est un thème très dangereux, et un matériel [documentaire] très pénible. » Plus loin, il ajoute : « Ici, il faut de la mesure. Si tous les écrivains se mettent à écrire là-dessus seulement, que serait cette littérature ! » Voilà qui est clair : une goutte de vérité, soit ; une torrent de vérités, non. Le Comité central a dû recevoir des lettres, des rapports, des dénonciations, des comptes rendus policiers qui l'ont alerté, puis alarmé ; il a décidé de mettre le holà et Khrouchtchev, .son porteparole, a formulé la doctrine devant l'intelligentsia réunie en mars, après qu'Ilitchev eut déblayé le terrain lors des réunions de décembre. APROPOS de ces larges assemblées récentes, suivies d'une nouvelle réunion, celle de l' «active» des écrivains de la capitale (tous les écrivains sont censés exercer une activité, mais il en est ·de plus actifs que les autres ...) et encore d'autres réunions, celles du syndicat des compositeurs de musique, du syndicat des artistes, etc., une observation s'impose. Depuis que le monde est monde, la vie des lettres et des arts s'exprime par des œuvres. Partout au monde, les poètes, les romanciers, les dramaturges, les essayistes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens sont appréciés selon leurs œuvres. Dans le monde pseudocommuniste, on a changé tout cela. La vie des lettres et des arts y consiste essentiellement en réunions, en conférences, en congrès, en « plénums », en assemblées particulières ou générales. Mais où sont les œuvres? Les comités délibèrent, les commissions exécutives siègent, les sections locales discutent, les séances plénières succèdent· aux séances moins plénières. Mais où sont les œuvres ? On rédige des thèses, on vote des résolutions, on prononce des blâmes. Mais où sont les œuvres ? BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Au dernier congrès du Parti, Cholokhov a eu la permission de dire à la tribune que presque tout ce qui se publie en. U.R.S.S. est sans valeur, ainsi que tout ce qui se joue au théâtre. Dans la Pravda du 15 juin 1962, un certain V. A. Karpinski, membre du Parti depuis 1898, « Héros du Travail socialiste » (sic), mettait en question la qualité -de cette littérature soviétique dont « cent firmes d'éditions font des tirages de nombreux millions d'exemplaires », et il constatait : « Dans les bibliothèques, on emprunte un ou deux petits livres sur des centaines. Dans les dépôts, des masses de livres s'accumulent. (...) Les auteurs écrivent d'une façon stéréotype, uniforme, banale. Si on en lit une dizaine, on a l'impression que c'est écrit par un seul auteur standardisé, sous divers pseudonymes. » Ces lignes sont extraites de la Pravda, non du Wall Street Journal. Dans dix ou vingt ans, que restera-t-il des productions encensées par la propagande officielle, récompensées par des « prix Staline », voire des « prix Lénine » ? On ne peut s'empêcher de penser au slogan stalinien qui prescrivait de « rattraper et dépasser »Shakespeare et Tolstoï. L'article de V. A. Karpinski s'intitulait : «Mener la propagande à la Lénine». Ehrenbourg, mis sur la sellette lors de la «rencontre» de décembre (car en plus des plénums, des comités, des conférences, des congrès, etc., il y a les « rencontres » de dirigeants et d'intellectuels), Ehrenbourg s'est défendu en invoquant l'exemple de Lénine: celui-ci se gardait d'imposer ses préférences en matière non politique. Ilitchev, dans sa réplique du 7 mars, ne manqua pas de se référer, lui aussi, à Lénine. A son tour, Khrouchtchev, haut-parleur du Comité central, vedette de la « rencontre » de mars, écrasa tous les contradicteurs silencieux, au nom de Lénine. Mais tout là-bas, là-bas, Mao Tsé-toung, de même, ne fait que citer Lénine. Et les Albanais également ne jurent que par Lénine. Dans ces conditions, il nous incombe de puiser, nous aussi, mais à notre façon, sans tricher, dans les œuvres de Lénine. * )1- )1LÉNINEne pouvait pas sentir Maïakovski, ses procédés rythmiques, ses outrances, ses coups de gueule, ses poses affectées, sa frénésie factice. Tous ceux qui l'ont fréquenté ou qui ont vécu à Moscou avant la contre-révolution stalinienne le savent. Sur ce point, Ehrenbourg a dit vrai, pour une fois, en termes très prudents, et Ilitchev a menti en le démentant. Certes, Lénine avait écrit en 1905 un article sur « L'organisation du Parti et la littérature de parti» dont les pseudol~ninistes actuels font un usage abusif. Mais cet article de pure circonstance visait seulement la littérature social-démocrate, que Lénine préconisait d'incorporer à l'organisation du Parti ; cela n'avait rien de commun avec une soumission servile des belles-lettres et des beaux-arts · à
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