Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

QUELQUES LIVRES Face à cet avenir ambigu, que penser ? Et surtout que faire ? Dans une dernière partie, pour laquelle il n'était peut-être pas nécessaire de créer le néologisme « praxéologie », R. Aron entreprend de répondre à ces angoissantes questions avec autant de courage que de lucidité. Il ne méconnaît pas qu'à ce débat il est indispensable d'apporter certains préjugés que rien ne saurait justifier absolument. Disons mieux : certaines options plus « raisonnables » que strictement « rationnelles ». Il professe ouvertement son parti pris : Personnellement, je tiens que, même sur le plan sociologique, par rapport aux valeurs que les deux camps font profession de viser, le régime occidental est, pris globalement, préférable au régime de type soviétique (pp. 655-56). En quoi s'accorderont avec lui la plupart des lecteurs de cette revue. Mais R. Aron reconnaît aussitôt que le préférable sentimental, disons mieux : passionnel, ne coïncide que rarement avec le préférable politique, qui ne peut être défini qu'avec un prudent relativisme. Après tout, la coexistence pacifique demeure possible entre le libéralisme occidental et le totalitarisme soviétique ; pourvu que celui-ci qui, à plus d'une reprise, a admis cette possibilité, se borne à proclamer en principe la nécessité de l'extension à toute la terre du régime dit socialiste, sans pour autant en risquer l'aventqre au prix d'une guerre thermonucléaire. Supposant donc, hypothèse optimiste, que la « paix par la peur» (pp. 623 sqq.) réussisse à confiner les armes atomiques au fond des arsenaux secrets, le moraliste, le sociologue et l'homme politique devront conjuguer leurs efforts pour repérer les voies sur lesquelles pourrait s'orienter une « stratégie de la paix » (p. 676). A l'actif de celle-ci on peut prendre acte de la conviction qui a fini par s'établir, non certes dans l'esprit de tous les hommes, mais dans la conscience de la majorité de ceux qui ont quelque chance d'agir sur le déroulement des affaires humaines. Les horreurs des guerres du xxe siècle, la menace thermonucléaire ont donné, au refus de la politique de puissance, non pas seulement actualité et urgence, mais aussi une sorte d'évidence. L'histoire ne doit plus être une succession de conflits sanglants si l'humanité doit poursuivre son aventure (p. 692). C'est ce postulat qui a inspiré les diverses formes de pacifisme ; avec Max Scheler, R. Aron n'en compte pas moins de huit, qui, en définitive, convergent en ce principe de toute politique internationale future qui soit acceptable : la paix n'est désormais possible que par la subordination de la puissance à la loi (pp. 691 sqq.). Quelle autorité proclamera cette loi et la fera respecter ? On ne peut guère hésiter qu'entre les solutions suivantes : une coopération interétatique dont l'Organisation des Nations unies offre de nos jours un exemple fort imparfait et Biblioteca Gino Bianco 185 cependant riche non seulement d'enseignements, mais de résultats concrets ; une fédération formelle des nations, tout au moins des principales ; un empire universel. Avec un généreux souci d'objectivité, l'auteur évalue impartialement les chances de succès de ces divers systèmes aussi bien que les menaces qu'ils impliquent. Il ne conclut pas. Une probabilité voisine de la certitude se dégage de son enquête, à savoir que le mouvement scientifique et industriel qui pousse tous les peuples de la terre à adopter les mêmes formes de civilisation, guerre comprise, est irréversible; mais rien ne permet d'affirmer que cette uniformisation matérielle et en partie psychologique doive s'achever en unanimité morale. Il faut retenir et méditer les lignes pathétiques où l'auteur de Paix et Guerre entre les nations avoue son indécision : Je ne suis pas sûr que les hommes veuillent la paix sur cette terre. Bien sûr, ils voudraient échapper aux horreurs de la guerre, mais veulent-ils renoncer aux joies de l'orgueil collectif, aux triomphes de ceux qui parlent en leur nom ? Peuvent-ils, d'une collectivité à une autre, se faire confiance au point de se priver des moyens de force et confier à un tribunal d'équité la tâche de trancher leurs conflits ? (P. 768.) A quoi, évoquant le problème suprême que les pages précédentes n'avaient annoncé que sommairement, il ajoute : D'ici un siècle, [les hommes] auront-ils décidé en commun la limite raisonnable du peuplement, faute de quoi ils seront confrontés par la menace d'un surpèuplement quasi absolu ? (...) Enfin et par-dessus tout, les hommes seront-ils assez proches les uns des autres dans leurs systèmes de croyances et de valeurs pour tolérer les différences de culture, de même que les membres d'une même unité politique tolèrent les différences entre les provinces ? J'ai peine à répondre à toutes ces questions (pp. 76869). Ainsi la lecture de R. Aron nous laisse non sur notre faim de savoir, car on se sentirait plutôt sursaturé par l'abondance des matériaux offerts au lecteur, mais sur le désir qu'on avait peut-être de découvrir des perspectives plus rassurantes. Mais la sincérité même de ce philosophe mérite plus que le respect, la reconnaissance ; il nous rappelle salutairement que nous vivons en des temps extraordinairement dangereux, mais dont l'ambiguïté même offre aux bonnes volontés des possibilités d'action, que lui-même définit ainsi : Ne pas s'évader d'une histoire belliqueuse, ne pas trahir l'idéal ; penser et agir avec le ferme propos que l'absence de guerre se prolonge jusqu'au jour où la paix deviendra possible - à supposer qu'elle le devienne jamais (p. 770). THtODORE RUYSSEN.

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