Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

S. VORONINE c'était la nuit. Le hublot était noir comme un œil de l'obscurité. « Il s'est certainement passé quelque chose ! » Arkadi Sémionovitch se mit à écouter. « Il se produit toutes sortes de choses en mer, ce n'est pas pour rien qu'il y a tellement de livres à ce sujet. Peut-être que le navire a heurté une quelconque roche sous-marine, ou bien... Mais il a pu se passer n'importe quoi ! » Cependant tout avait l'air d'être en ordre. Rien que l'obscurité nocturne. On distinguait à peine un tremblement régulier qui venait de quelque part en bas : le diesel en action. « Dormir, dormir!», s'ordonna Arkadi Sémionovitch à luimême. Il tira la couverture jusqu'à sa nuque. Mais le sommeil ne venait pas. Un sentiment d'inquiétude étrange ne le quittait plus. Quelque chose lui oppressait le cœur. « J'ai bu hier, c'est probablement pour cela », décida Arkadi Sémionovitch. Il essaya à nouveau de s'endormir et commençait déjà à s'assoupir quand, tout à coup, il vit de petits yeux bleus qui le regardaient avec une attention dure et soutenue. Arkadi Sémionovitch tressaillit et s'assit sur le lit. - Qu'est-ce que c'est ? dit-il à haute voix, et il se souvint instantanément de la rencontre avec Ivan Ivanovitch, de toute la conversation, et il se sentit mal à l'aise. « Pourquoi lui ai-je raconté tout cela ? pensa Arkadi Sémionovitch. Qui est-il, cet homme ? Et pourquoi me reste-t-il un sentiment désagréable après cette rencontre ? » Ici, Arkadi Sémionovitch se rappela les paroles qu'avait prononcées Ivan Ivanovitch avec une espèce d'allusion méchante : « Ce n'est rien, vous direz tout plus tard. » « Que voulait-il dire ? Est-ce que vraiment j'ai dit quelque chose de blâmable ? Mais non, rien ... J'ai parlé de ce que les temps nouveaux nous ont apporté. Evidemment, il y avait une certaine vivacité dans mes réflexions, mais qu'est-ce que cela peut faire ? On ne peut pourtant pas raisonner d'une manière bornée ... Enfin, j'ai entamé pour rien cette discussion. Est-ce que vraiment je n'aurais pu parler d'autre chose ? Est-ce qu'il n'y a vraiment pas quantité de sujets de conversation ? Le diable me pousse toujours à parler de ce qui m'émeut, me tourmente ... Mais lui, il ne s'est découvert en rien. Et il n'a soutenu aucune de mes pensées; bien plus, il les a blâmées ! Zut, mon Dieu ! » Arkadi Sémionovitch se pencha d'un côté et de l'autre en se prenant la tête à deux mains. Le navire filait toujours. L'obscurité s'atténuait dans le hublot, faiblement, très faiblement. Le matin approchait. Une journée joyeuse commenÇJit pour quelqu'un. « Mais quand donc deviendrai-je plus raisonnable ? se dit Arkadi Sémionovitch en se fâchant contre lui-même. Est-ce que l'exemple de mon frère ne me suffit pas... Philosophe que je suis! Je me mêle de ce que l'on ne me demande pas. Il aurait suffi de se taire et tout aurait été parfait ; eh bien non, il me faut à tout prix montrer que je suis un homme qui réfléchit. Je ne suis pourtant pas un petit garçon, je vais bientôt avoir cinquante ans. Ce navire à Biblioteca Gino Bianco 179 moteur, le diable m'a poussé à y embarquer ! Ici, je suis comme sur une île, il y a de l'eau tout autour et l'on ne peut s'en aller nulle part ... Et qu'est-ce qui se passerait si j'allais chez cet Ivan Ivanovitch, si je m'excusais en lui disant : eh bien voilà, j'avais bu, j'ai bavardé, excusezmoi ? » Mais il se souvint des petits yeux durs d'Ivan Ivanovitch et il se sentit mal. - Bientôt Ialta! cria quelqu'un, en passant près de la cabine. « Ialta, pensa avec fièvre Arkadi Sémionovitch. Ce n'est que Ialta. Toute la route reste à faire. Le temps d'arriver à Eupatoria... Que faire ? ». A ce moment une pensée lui vint brusquement à l'esprit : « Et si je descendais à Ialta ? Oui, oui, descendre à Ialta. Le navire continuera, et avec lui Ivan Ivanovitch - que le diable l'emporte ! - et moi, je resterai à Ialta. » Il s'habilla à la hâte, en s'énervant, puis commença à rassembler ses affaires. Elles entraient mal dans la valise ; il les tassa comme il put, pressa le couvercle avec son genou de telle manière que la valise craqua ; il la ferma et commença à attendre, dissimulé derrière la porte, le moment où le navire accosterait. Cela demanda longtemps, mais finalement le vapeur fut à quai. cc Il s'est amarré, » remarqua machinalement Arkadi Sémionovitch, mais il chassa aussitôt cette idée : il n'en n'était plus à s'occuper de ces petits riens romanesques. - Voilà, dit-il à la surveillante du corridor, en lui remettant la lourde clé de bronze. La femme prit la clé et se dirigea vers la cabine. - Tout est en ordre là-bas, cria Arkadi Sémionovitch, craignant qu'elle ne le retienne. Je vous assure. - Mais je n'en doute pas. Vous pouvez partir. Seulement je croyais que vous alliez à Eupatoria ? - Oui, mais ... les affaires... Les affaires commandent, répondit Arkadi Sémionovitch qui, se retenant avec grand effort de courir, commença à descendre sans hâte l'escalier et s'engagea sur la passerelle. Il se courba même un peu, craignant non seulement de se retourner, mais encore de penser : « Et qu'est-ce qui se passerait si Ivan Ivanovitch se tenait sur le pont supérieur et regardait les passagers descendre à terre ? » Et ainsi, tout courbé, il atteignit le quai. Comme il était grand, ce quai ! Pourquoi fait-on des quais aussi immenses qu'un désert ? Celui-ci était au moins dix fois plu5 grand qu'il ne fallait, mais grâce à Dieu il l'av,lit traversé tout entier. Maintenant, il marchait d'un pas affairé et soucieux, tout le long de ce quai absolument désert à cette heure matinale. Il ne rencontrait que des balayeuses avec leurs balais et leurs torchons. Elles ne faisaient pas attention à lui, et pourquoi auraientelles fait attention à lui ? Un homme passe, une valise à la main, et c'est tout. Il en passe comme .,

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