Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

178 - En quoi donc ? fit Arkadi Sémionovitch avec un sourire. Le dernier verre avait eu un effet d'attendrissement sur lui. - Par la manière dont vous discutez. Vous avez vite appris à penser et à parler hardiment. Ivan Ivanovitch sourit ironiquement, mais Arkadi Sémionovitch ne comprit pas l'ironie : il prit ces paroles pour un compliment, pour une approbation. - Eh bien, je suis content s'il en est ainsi. Il ne faut pas taire la vérité. Il faut dire la vérité partout et en tout lieu et alors tout sera merveilleux. Il ne faut pas avoir peur. Nous avons eu peur trop longtemps. La peur est encore quelque part au fond de nous. Il faudra des années, peut-être des dizaines d'années, avant que l'homme arrive à se libérer de ce sentiment humiliant. Je n'ai pas peur de dire la vérité. Ivan Ivanovitch ne répondit rien. - Excusez-moi de cette question directe, dit Arkadi Sémionovitch, que faites-vous? - Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ? (Les petits yeux bleus regardèrent durement Arkadi Sémionovitch.) - Vous voyez comme vous me répondez, dit Arkadi Sémionovitch en riant sans être véritablement joyeux. C'est mal d'être aussi dissimulé. - Mais c'est mal aussi d'être indiscret, répondit Ivan Ivanovitch d'un air morose. - Je ne l'ai pas demandé par curiosité, bien qu'il m'aurait intéressé de savoir ce que vous faites, mais c'était surtout essentiel pour vous donner un exemple sur la confiance. Nous ne nous faisions pas confiance au temps du culte, mais beaucoup d'années ont passé depuis et les séquelles du culte sont toujours en nous. Nous sommes pourtant des hommes soviétiques. Pensez-y : so-vié-tiques ! Et voilà que nous ne nous faisons pas confiance l'un à l'autre. On voit bien que vous vous comportez d'une manière réservée envers moi. Et pourquoi ? Qu'on vive à cœur ouvert, alors tout sera plus facile et plus joyeux. - N'oubliez pas la vigilance, l'ennemi existe encore réellem~nt, dit Ivan Ivanovitch en s'essuyant les mains à la serviette. - Et c'est pour cela que vous voulez voir, que vous voulez soupçi,nner dans chacun d'entre nous un ennemi éventuel ? dit Arkadi Sémionovitch avec humeur. Mais c'est là précisément la politique nuisible de méfiance d'un passé récent. Non, sur ce point vous avez entièrement tort : il est beaucoup plus facile d'identifier l'ennemi quand nous nous faisons mutuellement confiance. Sinon, si l'on vous en croyait, le passé pourrait ressusciter. Je suis complètement en désaccord avec vous, des séquelles des temps du culte persistent aussi en vous. Arkadi Sémionovitch se n1it à rire et menaça du doigt Ivan Ivanovitch. Bibl'iotecaGino Bianco UN CONTE SOVIÉTIQUE - Vous ne pouvez pas boire beaucoup, dit Ivan Ivanovitch avec un air de dédain. - Mais je ne bois pas beaucoup, qu'est-ce qui vous fait dire ça ? D'ailleurs, excusez-moi, je vous ai peut-être vexé ? Ivan Ivanovitch resta silencieux. - Alors, excusez-moi... Mais tout cela est vraiment trop douloureux pour moi et me blesse profondément. On a envie de relations très directes, sincères, honnêtes, courageuses s'il le faut, P?isque nous nous dirigeons vers le commurusme. Ivan Ivanovitch appela la serveuse. - Permettez-moi de payer votre part, dit Arkadi Sémionovitch. - Et pourquoi donc ? Nous paierons chacun la moitié. - C'est dommage, j'aurais voulu vous régaler. - Je ne suis pas une jeune fille. - Ça, je le vois, dit Arkadi Sémionovitch en se mettant à rire. Vous êtes quand même un brave homme, bien qu'un peu renfermé. (Cela il le dit avec attendrissement, comme le font en général les personnes aimables et un peu grises.) Ils sortirent sur le pont. - Eh bien, nous devons aller nous reposer, vous et moi, dit Ivan Ivanovitch. - Ne vous pressez pas, nous aurons tout le temps de nous reposer, et Arkadi Sémionovitch le prit par le bras. - Et nous aurons même le temps de parler. La traversée est longue, dit Ivan Ivanovitch en se libérant. - Il y a beaucoup de choses que je ne vous ai pas dites, tellement de pensées... - Ce n'est rien, vous direz tout plus tard, répondit Ivan Ivanovitch, qui s'en alla. « C'est quand même un drôle de type, pensa Arkadi Sémionovitch. Il est tellement dissimulé qu'on dirait qu'il est en béton armé... Allons, que le diable l'emporte ! » Il rest,a là encore quelque temps, perdu dans ses pensées, regardant à terre, puis haussa les épaules d'un air d'incompréhension. Le temps s'était complètement gâté ; la mer était devenue noire ; les crêtes, sur les « casques » des vagues, avaient blanchi. Il bruinait. Les passagers dormaient sur leurs chaises longues. Aucune dame n'était du voyage. « Que faire? Aller dormir ? Je vais aller dormir. Je vais prendre un bain et puis me coucher », pensa Arkadi Sémionovitch, et il rentra,chez lui. Il ne prit pas de bain, après avoir décidé de le faire quand la nuit tomberait. Il se déshabilla et se coucha, simplement pour se reposer. Arkadi Sémionovitch se réveilla inopinément dans un état d'inquiétude imprécise. « Qu'est-ce que c'est, est-ce déjà vraiment la nuit ? » Oui,

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