Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

S. VORONINE - Mais moi, je n'ai pas remarqué que les gens se soient mis à boire plus qu'avant, dit Ivan Ivanovitch d'un ton égal, la tête toujours baissée. - Allons donc, comment ne l'auriez-vous pas remarqué ? C'est tellement évident ... - Je n'ai rien remarqué. Arkadi Sémionovitch jeta un coup d' œil méfiant â Ivan Ivanovitch (il pensa : « Qui est-ce ? ») et, à tout hasard : - Je ne le dis pas pour insulter notre peuple, mais le fait reste un fait ... J'ai simplement cherché à l'interpréter. Il remplit encore une fois les verres. Ivan Ivanovitch trinqua, mais ne but son verre qu'à moitié. Arkadi Sémionovitch vida le sien complètement. - Je n'avais pas remarqué. De plus, je dois vous dire que toutes les mesures nécessaires au maintien de la paix sont prises par notre gouvernement, prononça Ivan Ivanovitch en versant son eau minérale dans un grand verre. - Je suis entièrement d'accord : une politique de paix, voilà la politique de notre pays, mais le danger qui menace la paix existe quand même. L'Occident ne reste pas inactif ... Ivan Ivanovitch se taisait. « Le diable sait quelle sorte d'homme cela peut être ! » pensa Arkadi Sémionovitch avec inquiétude, et il décida de changer de conversation : - Oui, je vais chez mon frère que je n'ai pas revu depuis cinq ans, et avant cette dernière rencontre nous étions restés sept ans séparés. Il était détenu dans nos camps. Et savez-vous pourquoi? .- Comment le saurais-je ? - En effet, dit Arkadi Sémionovitch en se mettant à rire doucement, et il s'efforça de regarder son interlocuteur dans les yeux ; mais cela ne donna rien : il ne vit que des sourcils froncés. - Mon frère était détenu à cause de « sa langue», comme on disait alors. Il venait de passer ses vacances à la campagne et à son retour il dit à ses compagnons de travail qu'il n'y avait pas de vaches chez les paysans. A cause de cela il en a pris pour sept ans. C'est terrible ! Cet homme n'avait pourtant dit que la vérité, et cela sans intention de nuire, mais simplement par compassion. C'était affreuxde le punir comme cela ! - C'était au temps du culte. Les sourcils s'abaissèrent encore un peu. - Oui, au temps du culte. Mais comme nous avions confiance en Staline ! Le coryphée, le génie, le nourricier, le père, et en fin de compte... Seul le diable savait ce que c'était ! Il y a eu des millions de victimes innocentes. C'est terrible ! Et 3::1 traumatisme a subi l'âme populaire ... Pen t les années du culte stalinien on nous a appris à nous taire et ce n'est que maintenant que nous apprenons à parleret à penser librement. Biblioteca Gino Bianco 177 Ivan Ivanovitch remplit de cognac les petits verres. Arkadi Sémionovitch apprécia ce geste comme l'amorce d'un rapprochement et il se mit à parler avec une animation d'autant plus grande: - Oui, nous apprenons à parler et à penser. Nous devons être capables de penser! Nous devons hardiment parler des défauts, des anicroches qui se produisent encore dans notre pays. Il faut en parler, les mettre en évidence uniquement pour qu'ils ne se reproduisent pas. (Il vida son verre. De nouveau Ivan Ivanovitch ne vida le sien qu'à moitié.) Et il ne faut pas manquer de confiance envers celui qui parle des défauts de notre grande cause. - Qu'entendez-vous par manque de confiance? - Mais simplement qu'on ne soupçonne pas, au-delà des mots prononcés, ce qui n'existe pas. - C'est-à-dire qu'on n'y voie pas de calomnie ? (Les petits yeux bleus regardaient pardessous les sourcils.) - Oui! - Et avec quel appareil arriverez-vous à distinguer les discours hardis sur nos défauts de ce qui n'est que du dénigrement ? - Par la confiance. Il faut faire confiance à l'homme. Il faut faire confiance à sa biographie ... Un homme qui a fait preuve de courage à la guerre, qui a enduré le blocus, ne peut pas être un ennemi de notre cause. S'il parle de ce qui ne va pas de nos jours, il faut prendre cela comme le souci d'un père de famille, comme le désir d'écarter au plus vite ces inconvénients... Mais pourquoi donc ne videz-vous votre verre qu'à moitié ? demanda Arkadi Sémionovitch en remarquant qu'Ivan Ivanovitch n'avait de nouveau bu que la moitié de son demi-verre . - C'est mon cœur, répondit Ivan Ivanovitch. - Ah... Il faut faire attention au cœur, dit Arkadi Sémionovitch avec compassion. - Mais vous, vous ne vous en souciez pas, remarqua Ivan Ivanovitch. - C'est-à-dire ? - Vous prenez tout à cœur, vous vous emportez, vous vous énervez et vous buvez. - Disons que je bois un peu. }'avais l'intention de le faire. A la salle à manger, je voulais boire, mais en ce qui concerne les émotions, on n'arrive pas à s'en protéger. Il est probable que vous aussi, dans votre te1nps, vous n'avez pas veillé à votre cœur puisque maintenant vous ne buvez qu'à moitié ? - J'ai le cœur en bon état, et j'en prends soin. (Ivan Ivanovitch se mit à sourire discrètement.) Mais si vous insistez, allons-y... Et cette fois, il but un verre entier. - Vous êtes un homme intéressant, Arkadi Sémionovitch, dit Ivan Ivanovitch en enduisant soigneusement de moutarde un petit morceau de viande.

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