Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

• Un conte soviétique FRAYEURS NOCTURNES par Serge Voronine La littérature soviétique est à l'ordre du jour, et pas seulement dans son pays d'origine : on en discute un peu partout dans le monde, et cela s'explique, car sous un régime où toute expression non conformiste de sentiments, d'idées ou d'intérêts est interdite, elle cherche à se traduire sousdesformes ou des aspects non politiques. Les autorités communistes ont jugé dangereuses les vérités que reflètent certaines œuvres littéraires récentes, et pris des mesures sévères pour réprimer les velléités libertaires dans les lettres et les arts, pour imposer aux écrivains et aux artistes une stricte disciplinepropre à uniformiser leur production selon les vues du Parti omniscient. A titre documentaire, on reproduit. ci-après un récit assez significatif tiré de la revue Literatournaïa Rossiia, écrit antérieurement aux dernières interventions autoritaires des dirigeants contre les non-conformistes, récit qui révèle assez bien les « hardiesses » que certains auteurs avaient cru pouvoir se permettre et qui leur sont désormais interdites. Quant aux détails fastidieux pour le lecteur occidental, il faut croire qu'ils ont leur importance dans le monde soviétique. LE VAPEUR Rossiia quittait Sotchi à midi. C'était fin novembre, la saison des vacances était finie depuis longtemps et le voyage en mer intéressait peu de gens. Aussi n'y avait-il pas de queue pour les billets. Mais pour Arkadi Sémionovitch le voyage était un événement considérable, même ayant lieu à cette époque : c'était sa première croisière en mer et, pour en tirer plus de plaisir et d'impressions, il s'était décidé à voyager en première classe. Il devait aller jusqu'à Eupatoria, où vivait son frère qu'il n'avait pas revu depuis cinq ans déjà. Sur le navire, maison flottante de plusieurs étages, on lui donna la clé de sa cabine, une clé en bronze massif. Il la fit tourner silencieusement Bibl-ioteca Gino Bianco dans la serrure et entra en refermant brusquement la porte. Par une fenêtre ronde («-le hublot», pensa Arkadi Sémionovitch, heureux de connaître quelque terminologie maritime), on voyait la mer qui se reflétait avec une teinte vert sale au soleil, et, de ce fait, la lumière de la cabine n'était certainement pas celle de la rive. On aurait dit qu'elle avait passé au travers de cette eau verte et que, par suite, tout ce qui se trouvait dans la cabine n'avait pas de formes définies, ne comportait pas d'angles saillants, comme si tout se dissolvait dans une tranquillité molle. Il y avait deux pièces dans la cabine : dans la première se trouvait un lit magnifique, avec un dessus-de-lit en soie. Il semblait inviter à s'installer, promettant un sommeil solide et sain, au moment où l'homme, réchauffé par la couverture en laine légère, est couché à sa guise. Et pour qu'il puisse encore mieux s'y complaire, on apercevait dans la pièce voisine le bord arrondi d'une baignoire blanche. On pouvait s'y ébattre autant qu'on le voulait dans l'eau de mer chaude, en se massant les muscles des bras, du ventre, .des jambes, avec la brosse de bain ; on pouvait se frotter avec l'essuie-mains rugueux jusqu'à ce que le corps en brûle, et après cela tomber sans arrière-pensée dans la profondeur du matelas moelleux. Oui, mais tout cela serait pour plus tard. Pour la nuit. Pour l'instant, il n'était qu'environ midi. Il fallait se raser, rectifier la tenue, et ensuite voyager à travers le bateau. Un voyage dans le bateau lui-même ! Les affaires étaient disposées avec soin dans la valise. :ée pyjama, avec lequel Arkadi Sémionovitch avait fait l'élégant pendant vingt jours au sanatorium - il y était soigné pour une radiculite, - il le suspendit sur un cintre à l'intérieur de la penderie. Il y avait aussi une trousse de toilette (« un nécessaire», se dit Arkadi Sémionovitch ; pour une vague raison, les mots étrangers lui plaisaient dans ce cadre) ; il y avait encore

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