Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

S. VORONINE des mouchoirs, des chaussettes et toutes sortes de petites choses dont on ne peut se passer en voyage. Il tourna le robinet à tête rouge de la baignoire et fit couler de l'eau chaude dans le petit verre. Il savonna ses joues creuses, couvertes de poils gris, des joues qui portaient la trace des années, et il commença à se raser en se regardant dans le miroir fixé au mur. Du miroir le contemplait, par des yeux quelque peu fatigués, un homme habitué à penser, à se concentrer sur tout ce qui attire l'attention, mais dont le regard reflétait à ce moment certain sentiment de satisfaction. En général, Arkadi Sémionovitch ne s'appliquait pas de compresses sur le visage, mais cette fois il le fit et il se tapota même les joues ; il alla jusqu'à se poudrer et il se sentit rajeuni. Après avoir enfilé sa chemise blanche amidonnée, et serré à petit nœud sa cravate couleur lilas, il semblait tout à fait jeune. On lui aurait donné quarante ans, pas plus, bien qu'en réalité il eût plus de... (« D'ailleurs cela n'a pas d'importance ! » pensa-t-il.) · Ensuite Arkadi Sémionovitch s'assit près de la table et se croisa les jambes. Il resta assis quelques minutes, examinant avec satisfaction la demeure maritime où il allait vivre près de deux jours ; il déplaça le cendrier, un objet de verre lourd comme un fer à repasser, et il alluma une cigarette. Il aimait être assis comme cela, à jouir du silence, à évoquer le romantisme des tempêtes et du roulis qu'il avait oublié depuis sa jeunesse; il aimait respirer l'air plein d'odeurs marines, il aimait l'infini de la mer qui attire depuis toujours et qui depuis toujours reste inaccessible. - Le navire quitta doucement le quai. Ayant regardé par le hublot les maisons, les quais, les rues qui s'éloignaient, Arkadi Sémionovitch sortit en hâte sur le pont. Le vent de mer lui pressa doucement la poitrine et fit onduler ses cheveux. Arkadi Sémionovitch sourit et aspira profondément cet air inhabituellement pur, comme il ne peut l'être qu'en haute mer. « Il est quand même agréable de vivre quand on a bonne conscience et qu'on peut se permettre un repos aussi confortable ! » pensa-t-il avec satisfaction en regardant au loin. Le navire allait déjà à toute allure. Il se balançait régulièrement en écartant doucement les vagues hautes et hirsutes. On ne voyait qu'une petite bande plate et inégale de la rive droite, « notre rive ». Il n'y avait pas de rive gauche; à sa place, la mer s'étendait librement, s'en allait vers le ciel. Des mouettes volaient au-dessus de l'eau. (« Des albatros», pensa Arkadi Sémionovitch qui avait une manière bien à lui de désigner les oiseaux.) Mais plus le navire s'éloignait, plus le vent devenait fort ; il commença à faire froid, on ne se sentaitpas bien. La mer devint sombre, les vagues commencèrent à ressembler à de grands casques Biblioteca Gino Bianco 175 de pompiers ternis, dont la crête aurait été recourbée. Le soleil se cacha derrière un nuage. « On dirait que ces derniers temps il n'y a plus de saisons, pensa Arkadi Sémionovitch avec tristesse. Au lieu d'un temps ensoleillé établi pour longtemps, on a des vents froids, des pluies. Comme par exemple notre été. » Il regarda autour de lui uniquement afin d'échanger quelques mots avec quelqu'un, mais il n'y avait personne sur le pont; il aurait été ennuyeux de se parler à soi-même et Arkadi Sémionovitch décida de se promener, espérant faire quelque rencontre intéressante. (« Et si par hasard je réussissais à faire la connaissance d'une dame voyageant seule ? » Le voyage deviendrait plus romantique ...) Mais il continuait à marcher sur le pont, tout au long, pour ne trouver en proue que des gens avec des sacs, des paniers. Assis sur des chaises longues, enveloppés dans des châles, ou dormant sur les banquettes blanches, jambes repliées, ils gardaient leurs chaussures, leurs bottes de caoutchouc. Et personne sur le pont à part ces passagers ; on aurait dit que le Rossiia n'était pas un navire de plaisance où l'on entendait une musique joyeuse et une foule en fête, mais un transport mixte de marchandises et de voyageurs à usage local. (« Un drôle de navire à moteur », pensa avec étonnement Arkadi Sémionovitch.) Il arriva jusqu'à la piscine où les touristes se baignaient pendant les chaleurs estivales, mais maintenant une grande toile grise était tendue en travers du bassin. Le vent faisait vibrer l'étoffe, redressant le bord droit mal fixé sur lequel s'affairait un matelot. - Comment se fait-il que vous laissiez les voyageurs se coucher sur les banquettes en gardant leurs bottes ? demanda Arkadi Sémionovitch. Serait-ce permis en mer ? - Nous faisons notre dernier voyage, répondit négligemment le matelot en attachant l'extrémité de la toile à un crochet en fer. Qu'ils se couchent où ils veulent. Nous allons hiverner, nous allons tout repeindre. Les banquettes seront comme neuves. - Alors c'est autre chose, dit Arkadi Sémionovitch, et il alla plus loin. « Quand même, cela n'est pas gai. Le voyage ne m'apparaissait point ainsi. Non, pas comme cela», pensait-il avec tristesse quand il aperçut un passager aussi seul que lui, muni d'un journal qu'il ne lisait pas et qui regardait la mer d'un air pensif. - Nous n'avons pas choisi un temps très convenable pour un voyage en mer, dit Arkadi Sémionovitch en s'asseyant sur une banquette. Excusez-moi si je fais irruption sans façon auprès de vous. - C'est l'automne, répondit le passager d'un ton neutre. Il avait le visage sec, un petit nez osseux, de petits yeux qui disparaissaient sous les arcades sourcilières.

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