A. MORRIS taires sous leur commandement ne se contentaient pas d'un « passage à tabac » de temps à autre : On pourrait presque dire que la tâche principale de la droujina est de lorgner dans la chambre à coucher pour savourer les détails des rapports intimes. Les volontaires ne se gênent pas pour frapper à la porte pendant la nuit et réveiller jeunes et vieux « afin de vérifier la conduite » de Tamara, de Zinaïda ou de Larissa. Si une jeune fille de Nicolaïev veut entrer au restaurant en compagnie de son amoureux, le portier l'arrêtera sur le seuil - sans prendre de gants - et exigera d'elle qu'elle obtienne l'autorisation de Mednik. Autorisation qui sera refusée par le chef de la droujina, lequel se permettra des allusions cyniques accompagnées d'un rire impudent. Certaines des fantaisies de Mednik étaient encore plus déplacées : Il est particulièrement fier de ses listes « secrètes » et de ses albums de photographies. La droujina consacre beaucoup de temps à constituer des << albums de femmes légères ». On y trouve même des instantanés de quelques jeunes femmes de Nikolaïev dont les vêtements ou la coiffure n'ont pas eu l'heur de plaire au chef de la droujina. (...) Alors que nous [le correspondant du journal] nous trouvions au quartier général, entra une femme d'un certain âge~ courbée de chagrin. La droujina persécutait sa fille âgée de vingt ans, ouvrière dans une fabrique de chaussures. L'album de la honte contenait des photos de la jeune personne, qui était insultée à tout propos. Dans la meilleure tradition de la friponnerie russe, Mednik avait fort bien su arranger ses propres affaires : il s'était fait attribuer un grand appartement dans le centre de la ville et disposait d'une voiture officielle; émargeant dans une entreprise, il n'y mettait jamais les pieds. Quant à ses mœurs, elles laissaient beaucoup à désirer. Pour l'auteur de ce compte rendu, la triste situation de Nikolaïev était due au relâchement des « organisations locales ». Or des faits similaires en d'autres lieux donnent à penser que la responsabilité incombe en réalité aux défauts inhérents au mouvement dès son origine. « Malheureusement, affirmait un haut fonctionnaire du Parti pendant l'automne de 1960, nous avons eu connaissance ces temps derniers de nombreux cas où des droujinniki ont insulté des citoyens, les ont emmenés à leur propre quartier général ou à la milice sans raison légale, allant même jusqu'à les rouer de coups. Nous ne pouvons tolérer cela; ces actes portent un gros préjudice à la cause pour laquelle le peuple a mis sur pied les droujiny 7 • » LES ABUS commis par les droujiny en matière politique ne sont pas moins navrants que ceux qui concernent les activités sociales. Un article 7. La Vie du Parti, 1960, n° 21, p. 20. BibliotecaGino Bianco 169 de presse relatant un récital impromptu de poésie à Tambov, en juin 1961, est à cet égard fort significatif 8 • L'affaire fut ébruitée par un envoyé de la Komsomolskaïa Pravda, dépêché à Tambov afin de découvrir pourquoi un jeune homme du nom de Viatcheslav Goguine avait été chassé du Komsomol. Tout avait commencé lorsque Goguine avait annoncé à ses amis et à des passants qu'il allait réciter des poèmes le jour suivant devant la statue de Zoïa Kosmodémianskaïa : Plus de deux cents personnes étaient venues entendre Goguine. Outre des poèmes de Maïakovski, Blok, Whitman et Essénine, celui-ci déclama quelques vers de sa composition. (...) Peu à peu les passants s'approchèrent. (...) Quelqu'un déposa des lilas au pied du monument. (...) Survinrent les droujinniki. Prenant Goguine par la manche, ils lui dirent : « Viens avec nous. » Négligeons leurs griefs : ils prétendaient que Goguine était « attifé de manière grotesque» (il portait une chemise blanche avec une cravate noire) et trouvaient à redire à son comportement et à celui de ses auditeurs (qui fumaient, ce qui n'avait pas le don de plaire aux préposés au maintien de l'ordre). (...) Quel était donc le crime de Goguine qui lui avait valu d'être expulsé du Komsomol ? Que reste-t-il de l'accusation ? (...) Les longues conversations que nous eûmes au comité urbain du Komsomol nous ramenaient toujours à la même antienne : « il n'a rien demandé », « il l'a fait de son propre chef, sans autorisation ... » Cet incident donne à penser que les droujiny ont parfois joué le rôle d'une espèce de force de police du Komsomol dirigée contre des éléments politiquement indésirables. Rien de surprenant à cela, car le régime s'est toujours efforcé de confondre la désaffection politique avec un délit mineur. Escrocs, parasites, fainéants et stiliagui sont en gros assimilés aux sceptiques et aux hérétiques en matière politique 9 • En dépit des critiques provoquées par les abus de pouvoir des droujiny, rien ne laisse présager la fin du mouvement. Bien au contraire, les autorités semblent moins préoccupées des excès des groupes de volontaires que de leur manque d'activité et de leur perte de vitalité. A preuve, un commentaire publié en mars dernier dans une revue du Parti, sous la signature d'un certain N. Mironov : Bien souvent, les droujiny se montrent extrêmement passives, quand leur activité ne se réduit pas à néant. Les chefs d'arrondissement et de ville ne sont pas autrement émus quand seuls quelques rares volontaires se présentent, ceux-ci se contentant d'ordinaire de patrouiller dans les rues ou de faire une apparition aux réunions de masse. Les liens des droujiny avec le peuple sont insuffisants ; elles ignorent parfois ce qui se passe dans les sous-arrondissements et ne prêtent nul intérêt aux circonstances qui favorisent les délits. On rencontre de tels défauts, par exemple, dans l'arrondissement Kalinine de Tbilissi, dans plusieurs régions 8. Komsomo/skara Pravda, 1«-r oct. 1961. 9. Voir un autre cas intéressant in ibid., 25 nov. 1961, p. 2.
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