Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

168 infligeât une amende sur-le-champ. Les droujinniki se voyaient conférer le .droit de dresser des « listes d'infamie» vouant le coupable à l'opprobe publique. LES droujiny semblent avoir joui, du moins au début, d'une certaine popularité. Le nombre exact des participants n'a jamais été publié, mais un juriste soviétique l'estimait, dans les premiers mois de 1960, à plus de 2 millions 3 • La nouveauté de la tâche a dû séduire bien des jeunes, qui semblent avoir constitué la majeure partie des détachements. On a probablement estimé en haut lieu que c'était là un excellent moyen d'insuffler une ardeur nouvelle aux organisations languissantes du Komsomol. Qui plus est, un mouvement aussi énorme (même en faisant la part des statistiques gonflées) ne pouvait manquer d'avoir quelque incidence sur le nombre des délits. Depuis la mise sur pied des droujiny, ces délits auraient notablement diminué dans des villes aussi dissemblables et éloignées que Léningrad et Nebit Dag (Turkménistan), Kirov et Alma Ata 4 • Çà et là, les gens auraient pu, pour la première fois depuis des années, s'aventurer dans les rues la nuit sans redouter une mauvaise rencontre. Indubitablement, on doit aussi à cette immense armée maintes bonnes actions dans la meilleure tradition du scoutisme, comme en témoigne cet incident qui s'est déroulé à Ivanovo, ville située à peu de distance au nord-est de Moscou : Une femme essayait d'entraîner hors du jardin public [où les droujinniki patrouillaient] une grande jeune fille brune d'une quinzaine d'années. Celle-ci ne voulait pas partir et résistait en pleurant à chaudes larmes. Les volontaires invitèrent les deux femmes à les suivre à leur quartier général. « Je ne veux pas vivre avec eux, je ne veux pas ! Je ne veux pas rentrer à la maison ! », disait la fille en sanglotant. Elle n'avait pas dormi chez elle depuis plusieurs nuits. Son père, sorti de prison depuis peu, était un ivrogne et un débauché, et sa belle-mère (la femme qui l'accompagnait) menait unè vie immorale. Les volontaires se concertèrent et résolurent de prendre la jeune fille sous leur protection. Liouba Stiénakina l'emmena pour la nuit à son pensionnat et on lui trouva peu après une place dans un internat. (...) On pourrait citer bien d'autres exemples de l'intelligence, de la délicatesse et de la sollicitude avec lesquelles les volontaires veillent au sort des gens 5 • * ')f, ')f, OR, malgré des scènes aussi idylliques, le mouvement des droujiny s'écarta à maints égards des principes de la légalité socialiste et ne tarda pas à créer des embarras. C'est ce que laissaient prévoir les effarantes erreurs et lacunes dans les 3. La Justice soviétique, 1960, n° 2, p. 11. 4. Cf. par ex. : Izvestia, 24 fév. 1960; Tourkmienskaïa Iskra, 12 mars 1962; Komsomolskaïa Pravda, 20 mai 1961. 5. Le Jeune Communiste, 1960, n° 2, p. 86. Bibl'iotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE règles concernant sa formation et ses activités. Le moins alarmant n'était pas l'absence de contrôle sur le recrutement des volontaires euxmê1nes. Conformément aux statuts, les personnes de dix-huit ans révolus pouvaient être admises « sur leur propre demande et sur la recommandation du syndicat, du Komsomol ou d'une autre organisation sociale, ou encore d'une réunion du collectif au lieu de leur travail ou de leur résidence ». De toute évidence, le mouvement laissait la porte grande ouverte à tous les rustres qui escomptaient tirer parti de leur enrôlement. La formation dispensée aux recrues, réduite à quelques conférences, étaient notoirement insuffisante. Le plus grave, c'est que la limite des compétences des droujinniki n'était pas clairement défi-• nie : ainsi, on ne savait pas jusqu'où ils pouvaient aller si l'individu appréhendé offrait quelque résistance, pas plus qu'il n'était question d'un quelconque droit d'appel contre les abus des droujinniki. Chose étonnante, de grandes responsabilités légales étaient confiées à des gens inexpérimentés en la matière. Dans ces conditions, il était naturel que des doléances apparussent bientôt dans la presse. En certaines occasions, les droujiny paraissaient n'avoir pas hésité à recourir à des actions criminelles envers des citoyens innocents, en particulier quand il y allait de leur propre intérêt. Plutôt que de fouiller la masse des incidents mineurs, examinons un récit particulièrement révélateur qui illustre certains des pires excès commis par les droujiny 6 • La scène se passe à Nikolaïev, ville industrielle proche d'Odessa. Il s'agissait de retransmettre à la télévision un match de football disputé au stade local. Les techniciens avaient eu quelque peine à trouver un endroit convenable pour installer leurs appareils de prise de vues; ils avaient fini par les placer sur la piste entourant la pelouse : C'est alors qu'entrèrent en scène quelques braves garçons à brassard rouge qui intimèrent aux techniciens l'ordre d'enlever les caméras « en cinq sec ». Mais où donc les mettre ? Où ils voudraient. Les spectateurs déclarèrent amicalement que le matériel ne les gênaient en rien. Mais Arkadi Mednik, chef de la droujina municipale~ le prit mal et ne voulut écouter personne. «· Jetez les· caméras par-dessus la palissade ! », ordonnat-il. De manière bien naturelle, Zassoukhine, ingénieur en chef et secrétaire du Komsomol aux studios de télévision, tenta de protester. « Emparez-vous de lui ! », cria Mednik. Pendant qu'on lui tordait les bras derrière le dos, Mednik lui envoya son poing dans la figure. Le jeune ingénieur tenta en vain de se défendre. Sur l'ordre de Mednik, une grêle de coups s'abattit sur lui. Zassoukhine fut maintenu en état d'arrestation pendant plus d'une heure et les droujinniki ne laissèrent même pas les miliciens s'approcher de lui. Il fallut l'intervention des secrétaires du comité urbain du Parti pour que Mednik cesse ses avanies. La ville entière était terrorisée par Mednik et d'autres chefs de droujina. Les groupes de volon6. Komsomolskaïa Pravda, 6 oct. 1960.

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