Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

160 Ensuite, c'est la levée de boucliers contre les parasites, profiteurs et trafiquants de tout acabit qui font florès sous l'œil bienveillant ou complice des autorités locales. En les traduisant en justice, on ne manque jamais une occasion de faire resssortir que les juifs sont nombreux parmi les inculpés, l'antisémitisme ancestral demeurant latent chez les Biélorussiens et les Ukrainiens, sinon chez les Russes eux-mêmes. Mais c'est l'invocation du danger allemand qui constitue l'atout maître de Khrouchtchev dans son entreprise d'envoûtement. Il lui faut donc présenter sans cesse la République fédérale et son chancelier comme les pires boutefeux, comme des « revanchards » qui ne rêvent que de fondre sur !'U.R.S.S. et le « camp socialiste», bref, comme les héritiers de Hitler. . Ces trois principaux thèmes de haine désignent trois monstres à combattre, trois ennemis à neutraliser. Ces objectifs ne peuvent manquer de gagner l'adhésion unanime, mais cela ne suffit point à secouer l'apathie des masses, à leur faire acquérir le précieux « réflexe du but, ce facteur vital » 24 • Le Kremlin sait bien, tout autant que les psychiatres, que « le meilleur service que l'on puisse rendre à un hystérique - c'est de diriger son esprit. (...) Toute la thérapeutique de cette catégorie de névrosés est dominée par l'obligation, pour le psychiatre ou pour l'éducateur, de prendre la direction de l'esprit de ces derniers 25 • » Il en résulte la nécessité impérieuse d'exalter sans cesse les progrès et les victoires du régime dans tous les domaines. On monte à grand fracas des réjouissances populaires préfabriquées pour exalter tous les succès spectaculaires, naguère ceux des ouvriers de choc, des aviateurs ou explorateurs polaires, aujourd'hui des astronautes, des fusées interplanétaires. Seules les explosions expérimentales des bombes atomiques de plus en plus puissantes échappent à cette publicité tapageuse, car il s'agit de préserver sa réputation de «combattant de la paix ». On montre ainsi continuellement à tous et partout dans le monde la majesté du peuple russe. Mais en essayant de réveiller chez les Soviétiques le « réflexe du but », il faut aussi les maintenir dans les limites étroites de l'idéologie marxiste-léniniste, tant bien que mal adaptée aux besoins du moment. La liquidation presque totale de l'analphabétisme et le développement de l'instruction ont fait naître une immense armée de lecteurs insatiables. Cette soif de lecture, si caractéristique des Russes, contraint le Parti à ne tolérer qu'une presse et une littérature nettement engagées et profondément pénétrées par l'« esprit de parti». C'est derechef le cercle vicieux, car le réflexe de liberté n'est pas entièrement déraciné dans l'âme 24. I. P. Pavlov : op. cit., p. 287. 25. P. Janet : op. cit., pp. 688-89. · BibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE russe. Si la littérature est trop conforme aux directives du Parti, le lecteur, déjà saturé de propagande, se détourne d'ouvrages trop orthodoxes. Il se réfugie auprès des écrivains russes prérévolutionnaires et des gra1Jds écrivains étrangers, chez lesquels il retrouve les principes de liberté, l'esprit démocratique, la mentalité de l'ancienne intelligentsia qui offre pour lui l'attrait du fruit défendu. Ce subtil poison de l'idéologie de l'ancien temps est un rival fort dangereux pour le credo communiste. Pour être vraiment populaires, les écrivains soviétiques se doivent de manifester au moins une apparence de liberté dans la création. Si le Parti fait montre de tolérance, ils s'empressent de dépasser les limites fixées. D'où une succession de coups de frein et de détentes relatives. * )f )f Tous ces facteurs de la réalité soviétique, tous ces obstacles que le Kremlin rencontre dans sa lutte contre la mentalité séculaire des masses qu'il. tyrannise méritent chacun une étude détaillée. La relève des cadres staliniens, la croisade contre les parasites et profiteurs, l'épouvantail allemand, la stimulation des énergies, le maintien dans le droit chemin de l'intelligentsia avec la mainmise du Parti sur la vie spirituelle et intellectuelle des élites, tout cela est source de difficultés spécifiques. Incapable de les résoudre pour ce qui est de son propre peuple, le peuple russe, il l'est encore davantage quant aux allogènes colonisés par Moscou. Jusque-là, le Kremlin n'avait trouvé d'autres remèdes que le retour aux moyens, traditionnels en Russie, de sévérité rigide et de répression morale ou physique. Or, l'expérience de la monarchie avec ses potences, celle de l'époque stalinienne avec sa terreur et ses déportations, ont démontré l'inanité de telles méthodes. La direction collective, qui cherche aujourd'hui à les camoufler sous les réprimandes paternes de Khrouchtchev, enrobées de sourires et de plaisanteries et assaisonnées de proverbes, ne les rend pas plus efficientes. Certes, la situation ne présente, dans son ensemble, aucun danger immédiat pour les dirigeants, mais elle les rend prudents. Les potentats du Kremlin n'oublient pas que l'autocratie tsariste avait pu, pendant trois siècles, braver insurrections et révoltes, pour s'effondrer après deux guerres malheureuses, adroitement exploitées par les ennemis du régime. Le vrai remède consisterait à reconnaître enfin les droits de l'individu et à reléguer au magasin des accéssoires maints canons de l'évangile marxiste-léniniste. L'avenir dira après quelle évolution, par quels zigzags nouveaux de sa politique intérieure, le Kremlin essaiera de conclure une trêve avec ses sujets pour trouver une solution à ses problèmes. E. DELIMARS.

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