Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

B. DBLIMARS Notre intelligentsia soviétique est une intelligentsia entièrement nouvelle, par toutes ses racines liée à la classe ouvrière et aux paysans. Tout d'abord, sa composition s'est modifiée. Les gens issus de la noblesse ou de la bourgeoisie ne représentent dans notre intelligentsia qu'un pourcentage insignifiant ; 80 à 90 % de celle-ci viennent de la classe ouvrière, du paysannat et des autres catégories de travailleurs. (...) Les restes de la vieille intelligentsia se sont dissous dans les tréfonds de la nouvelle intelligentsia soviétique,( ...) foncièrement différente de l'ancienne tant par sa composition que par sa mentalité sociale et politique 20 • Staline n'avait pas tort de souligner cette différence fondamentale. Sa façon si particulière d'appliquer la doctrine marxiste-léniniste avait extirpé de la conscience russe les valeurs occidentales adoptées par l'intelligentsia d'avant la révolution. L'asservissement de l'individu au collectif ajouta un énorme traumatisme à l' « héritage maudit du temps du servage ». Le Parti fit accomplir à la mentalité de la population un recul de plus de deux siècles, la ramenant à ce qu'elle était au moment des réformes de Pierre le Grand. Comme alors, la masse et la nouvelle intelligentsia furent victimes d'un brusque bouleversement de leur comportement vital, de toutes leurs habitudes. Nous avons déjà examiné les répercussions de cet ébranlement parmi les cadres, chez les jeunes, dans la famille, et constaté le heurt permanent des thèses et obligations imposées avec la réalité quotidienne 21 • Ces conflits ne peuvent qu'exacerber l'instabilité névrotique de l'âme russe, constamment écartelée entre ses réflexes de servitude, indispensables pour survivre, et l'instinct de liberté qui la pousse à une résistance protéiforme fort embarrassante pour les dirigeants. Le seul remède serait de satisfaire enfin les besoins vitaux, matériels et spirituels de la population, de lui offrir de façon tangible, et non plus en belles promesses, une vie qui permette à chacun d'épanouir ses capacités et de réaliser ses aspirations : Le vrai remède des hystériques - c'est le bonheur. (...) Mais le bonheur qui convient à un hystérique, c'est la vie facile, dans laquelle tous les problèmes de la famille, de l'amour, de la religion, de la fortune sont réduits au minimum, dans laquelle sont soigneusement écartées les luttes de chaque jour toujours nouvelles, les préoccupations de l'avenir et les combinaisons compliquées 22 • Il s'en faut de beaucoup que les Soviétiques en soient là... Dans les pays de libre entreprise eux-mêmes, la complexité et les imperfections de la société industrielle ne permettent pas toujours de réaliser ces conditions favorables 23 • En U.R.S.S., le Parti impose un régime qui lui inter20. Questions du Lhiinisme, Moscou, 11° éd., pp. 512 et 608. 21. Cf. nos articles in Contrat social et Est et Ouest. 22. P. Janet : op. cit., p. 674. 23. D'oil l'apparition de la m~me mentalité névrotique chez les b,atniks, blousons noirs, etc. Biblioteca Gino Bianco 159 dit en fait tout espoir de transformer ses sujets en « édificateurs enthousiastes » du communisme. Sa propre doctrine l'enferme dans un cercle vicieux : pour améliorer la situation économique, le concours actif de la population lui est indispensable ; mais pour vaincre la sourde résistance de cette population au régime et à ses exigences, il faut commencer par lui assurer une vie plus facile. Or le régime kolkhozien, la suprématie de l'industrie lourde, la suppression de toute initiative privée et la lutte contre les « survivances du passé » rend~nt la vie fort difficile, tant matériellement que spirituellement. Staline avait cru résoudre le problème par la terreur et avait amené ainsi le pays au bord de la catastrophe économique. La « direction collective » actuelle, tout aussi impuissante à appliquer le vrai remède, recourt à des palliatifs peu efficaces. D'une part, il lui faut perfectionner et développer ses organes de surveillance, afin de dépister, comme Nicolas 1er, les moindres embryons de pensée non conformiste. Comme Pierre le Grand, elle doit lutter sans répit contre la prévarication de ses fonctionnaires, et pour cela perfectionner sans relâche un réseau serré d'inspecteurs, de surveillants et de surveillants des surveillants, désormais coiffé par le « Comité de contrôle du Parti et de l'Etat auprès du Comité central et du Conseil des ministres de !'U.R.S.S. », présidé par Chélépine (Pravda du 24 nov. 1962 et du 18 janv. 1963). Les attributions extrêmement étendues de cet organisme, qui concentre en ses mains la surveillance naguère encore dispersée, dépassent de beaucoup celle du lointain ancêtre, le corps des « fiscales » de Pierre Ier. D'autre part, il est indispensable pour le Kremlin d'atténuer le plus possible les innombrables vexations infligées à la population, de profiter au maximum du regain de prestige que la victoire sur l'Allemagne hitlérienne a valu au Parti. Les mesures gouvernementales et la propagande devaient donc mettre en vedette tout ce qui, dans la politique du Parti, pouvait éveiller la sympathie des masses. NIKITA KHROUCHTCHEV, madré paysan ukrainien mâtiné de Russe, possède le flair qui lui permet de déceler ce qui trouvera une réson!lnce profonde dans la population. Il a su donner du relief aux coups de grosse caisse qui caractérisent la politique soviétique de ces dernières années. Dans son habile orchestration, on distingue plusieurs leitmotive. Tout d'abord, la dénonciation, de plus en plus violente, des responsables, ou présumés tels, des difficultés d'aujourd'hui : Staline, ses épigones du « groupe antiparti » et les cadres formés par eux. Ce sont eux, et non l'absurdité du système agraire soviétique dans son ensemble, qui sont rendus coupables de ces difficultés.

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