Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

B. DELIMARS « Longue patience » et explosions violentes illustrent assez bien, chez les Russes, la coexistence, nullement pacifique, de ces deux instincts de servitude et de liberté. C'est leur conflit permanent qui permet aux étrangers de constater un caractère mobile et contradictoire, l'instabilité des dispositions morales, le brusque passage de l'affection à l'indifférence, de la gaieté à la tristesse, de l'espérance au désespoir. Chez eux, aucun trait de caractère qui ne soit souvent contredit par quelque action en apparence déroutante : ils sont à la fois apathiques et émotifs, hésitants et entêtés. Depuis Pouchkine, Lermontov, Gontcharov et Tchékhov, personne n'ignore l'emprise de l'ennui sur les Russes, « de cet ennui qui vient parce qu'on n'a ni le pouvoir ni la volonté de sentir, parce qu'on a la tête assez vide pour chercher partout des divertissements et l'esprit trop émoussé pour en trouver nulle part». On sait l'emballement, qui frise le délire, du public russe pour le théâtre, les artistes, la musique, la poésie. Certes, tout cela constitue, aux yeux de l' étranger, le « charme slave », mais cela figure aussi dans le tableau clinique de la mentalité hystérique, étudiée par le professeur Pierre Janet et l'école de Charcot 15 • Pour Pavlov, le caractère hystérique est cc une névrose de rhomme liée a un type particulier de système nerveux » 16 , tandis que pour le professeur Jean Lhermitte ... ...Qui dit hystérique, sous-entend la plupart du temps: crédulité, débilité psychique, faiblesse du sens critique, dispositions à terùr pour vraies les suggestions les moins fondées, à condition que celles-ci soient faites par un personnage qui en impose par sa réputation, son talent, son aspect ou sa force 1 7 • En envisageant « une constitution (ou complexion) psychique particulière chez ceux qui sont à la fois des débiles sentimentaux et des débiles intellectuels », J. Lhermitte rejoint ainsi le « type particulier de système nerveux » de Pavlov. Si la notion d'hystérie, en tant que maladie spécifique, est périmée depuis Babinski, le caractère hystérique, imprimé par les difficultés séculaires dans le psychisme héréditaire et le subconscient collectif des Russes, est une réalité indéniable qui se manifeste immanquablement d:ins les circonstances difficiles, tout comme les mouvements de natation d'un jeune chien jeté subitement dans l'eau qu'il n'avait jamais vue auparavant. L'ÉVOLUTIONrapide de la civilisation en Russie, d'abord limitée au milieu restreint de l'aristocratie, très vite grossi par l'afflux de jeunes 15. Nous retrouvons toutes les constatations des deux alinéas précédents dans l'ouvrage du professeur Pierre Janet : Etat mental des hystériques, Paris 1911, pp. 103, 173, 174, 175, 181, 183, 190 et 191. 16. Pavlovskié Sriédy, Léningrad 1949, p. 109. 17. Le Problmie des miracles, Paris 1956. BibliotecaGino Bianco 157 intellectuels et semi-intellectuels issus de toutes les autres couches sociales grâce au développement de l'instruction publique, avait créé, depuis plus d'un siècle, un facteur nouveau, et fort embarrassant pour le gouvernement. Ce nouvel élément était si différent par ses particularités spécifiquement russes de tout ce qui existait alors dans les pays européens de vieille civilisation que ces derniers n'ont pu trouver dans leur vocabulaire un terme adéquat pour le désigner. C'est ainsi que l'appellation russe d'intelligentsia acquit en Europe droit de cité et fut enregistrée par Larousse, où figurait déjà pogrome, un autre phénomène particulier à la Russie de jadis. Cette vague montante ne pouvait être, dans l'ambiance étouffante de la Russie tsariste, qu'antigouvernementale et passivement ou activement révolutionnaire. Tous ces affamés de savoir passaient brusquement de l'étude obligatoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, à Moleschott, Feuerbach et Ludwig Büchner, de la glorification de l'autocratie et du tsar à Buckle, Spencer, Herzen, Bakounine, Tchernychevski et autres idoles progressistes et révolutionnaires, matérialistes, démocrates, socialistes ou anarchistes, russes ou étrangers, dont les ouvrages traduits circulaient ouvertement ou sous le manteau. Cette intelligentsia, profondément éprise de liberté et des idéaux démocratiques de l'Occident, portait souvent en elle, comme un cc héritage maudit », maints stigmates psychiques nés de la collision permanente entre son instinct de liberté et son réflexe inné de servitude. Submergée par une avalanche d'idées neuves, trop souvent mal digérées, elle était plus portée à la critique qu'à la réalisation. Malgré les hautes qualités intellectuelles et morales de son élite, cette nouvelle couche sociale était très difficilement gouvernable. Pourtant, c'est elle qui fournissait la quasitotalité des cadres moyens et subalternes, tant administratifs qu'économiques et culturels, de l'Empire russe. On sait le rôle immense qu'elle joua dans la fermentation révolutionnaire et l'effondrement de l'autocratie en février 1917. Elle pouvait, certes, difficilement apporter un élément d'équilibre à la mentalité de la population. Mais c'est elle qui, par les qualités de ses meilleurs représentants, a fourni aux Occidentaux l'image fascinante d'après laquelle le monde juge encore aujourd'hui le peuple russe. Les autocrates, eux, ne nourrissaient aucune illusion quant à la mentalité réelle de leurs sujets. Tant que les baïonnettes, les potences et les travaux forcés en Sibérie, joints à l'action engourdissante de l'Eglise orthodoxe, devenue depuis Pierre le Grand un puissant organisme d'Etat, suffirent à les tenir en main, les gouvernements tsaristes ne cherchèrent pas d'autre appui. Mais la révolte des « décabristes ))' qui avait ébranlé le trône à l'avènement de Nicolas 1er, en décembre

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==