156 Un demi-siècle plus tard, en 1724, dans l'essai Sur la pauvreté et la richesse, qu'il présentait à Pierre le Grand, Possochkov affirmait : Le mensonge s'est enraciné, est devenu invétéré chez tous les dirigeants. Du haut en bas de la hiérarchie, tous succombent à la tentation : les uns à cause de leur amour pour les pots-de-vin, les autres parce qu'ils ont peur des gens haut placés. De ce fait, toutes les affaires du tsar marchent mal, toutes les enquêtes sont faussées et les décrets restent sans application 12 • Cette sinistre mentalité des administrés et des administrateurs s'est maintenue au x1xe siècle. Depuis les écrits des « décembristes » et malgré les rigueurs de la censure, chez tous les grands écrivains de la Russie tsariste, on trouve un ünmense choix de tableaux tout aussi lamentables de la réalité quotidienne. Durant les périodes calmes, quand du haut en bas de l'échelle sociale tous étaient strictement tenus par les us et coutumes et les règlements durement imposés, on s'accommodait tant bien que mal de tout cela. La « longue patience » aidant, les excès et les -exactions ne dépassaient point certaines limites. Il en allait tout autrement lorsqu'une rupture d'équilibre remettait soudain en question toute l'armature du système. Ainsi les réformes de Pierre le Grand, en bouleversant de fond en comble la lente évolution de l'Etat moscovite et en le transformant brutalement en Empire de Russie, ont-elles infligé au peuple un traumatisme violent dont son subconscient garde des stigmates indélébiles. Plusieurs autres calamités publiques, les dix années sanglantes de la « terreur de Biron» (1730-40), où l'arriéré d'impôts était perçu à coups de knout et autres douceurs, le honteux désastre de Sébastopol et surtout celui de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, laquelle déclencha la première révolution, matée au bout d'un an par d'innombrables pendaisons et fusillades, ont aggravé l'ébranlement psychique d'une population désemparée. Enfin, la première guerre mondiale, la révolution d'Octobre et ses séquelles -la guerre civile, l'atroce famine de 1920-22, la misère générale des années 1922-29, le vagabondage des mineurs avec ses « 7 à 9 millions d'enfants abandonnés, réduits à la mendicité, au vol, à la prostitution et au crime » 13 , la « suppression des koulaks en tant que classe » et la nouvelle famine de 192931, suivie d'une longue période de terreur stalinienne, des épurations sanglantes avec leurs millions de détenus dans les camps de « redressement par le travail )) - tout cela a abouti au plus extrême désarroi. LA POPULATIONRUSSEcomptait depuis fort longtemps un très grand nombre de déséquilibrés 12. Cité par S. M. Soloviev ia op. cit., pp. 532-33. 13. B. Souvarine : Staline. Aperçu historique du bolchévisme, Paris 1935, p. 392. BibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE de toute origine. On y rencontrait presque partout, et pas seulement d1ns le peuple, des faibles d'esprit, des innocents, des klikouchi (femmes hystériques ou épileptiques), des iourodivy (visionnaires et ascètes de tout acabit), des stranniki (pèlerins professionnels errant d'un monastère à l'autre), des adhérents de sectes religieuses aux pratiques souvent inhumaines, ainsi qu'une masse d'inadaptés divers, clochards et ivrognes pittoresques. Ces névrosés, déchets lamentables ou rebuts malheureux de tous les milieux possibles, faisaient partie intégrante de la société. Types plus ou moins anormaux, tristes victimes de traumatismes psychiques répétés, infligés par la réalité russe à leurs ascendants ou à eux-mêmes, foisonnent dans la littérature prérévolutionnaire. Tout servage entraîne nécessairement chez le serf l'atrophie de la volonté, car, obligé d'exécuter les ordres du seigneur qui pourvoit à ses besoins élémentaires, il n'a aucune possibilité de l'exercer. L'aboulie avec toutes ses suites, paresse, pusillanimité, impuissance à agir, s'installe chez l'individu que son état d'ilote voue à une sorte d'infantilisme permanent. 1. P. Pavlov, le grand psychophysiologiste, enseignait à la veille de la révolution d'Octobre : Toute restriction prolongée des besoins essentiels de l'organisme, toute limitation constante des réflexes fondamentaux entraîne l'abolition de l'instinct vital, de l'attachement à la vie. On sait avec quelle indifférence les indigents attendent la mort. (...) Lorsque les traits négatifs du caractère russe - paresse, apathie, indifférence, négligence même - attirent mon attention, je me dis : « Non, ce ne sont pas nos traits originels, c'est l'héritage maudit du temps de servage ! » Le servage a fait du maitre un parasite, en lui permettant de se libérer, aux dépens du travail des autres, de l'obligation normale de gagner son pain et celui de ses proches, d'avoir toute prête une situation, laissant ainsi son cc réflexe du but » inemployé pour ce qui a trait à la lutte quotidienne. Le servage a fait du serf un être passif, n'ayant aucun désir, ses aspirations les plus légitimes étant continuellement entravées par les volontés et caprices des seigneurs 14 • Pour Pavlov, qui appelle « réflexe inné)> ce qu'on nomme d'habitude «instinct)), chez l'animal aussi bien que chez l'homme ... ...A côté du réfleice inné de liberté, il existe évidemment le réflexe de servilité. On sait, par exemple, que les petits chiens, en présence des grands, se mettent sur le dos. C'est la soumission du plus faible devant le plus fort, analogue à l'agenouillement et à la prosternation de l'homme, le réflexe d'esclavage que l'on peut observer dans la vie. L'attitude soumise de l'être faible fait cesser la réaction agressive de l'être fort, tandis qu'une résistance, même légère, n'aurait fait qu'accentuer cette réaction Combien, en Russie, le réflexe d'esclavage est souvent manifeste et offre des aspects variés, et comme il est utile d'en avoir conscience (ibid., pp. 293-94) ... 14. I. P. Pavlov : Les Réflexes conditionnels, Paris 1932, pp. 287-88.
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