E. DEL/MARS occasion propice pour se lancer dans une jacquerie, parfois déclenchée à l'instigation des cosaques. Parmi les plus importants de ces mouvements populaires, rappelons le Temps des Troubles et l'insurrection de Bolotnikov en 1606-07, véritable guerre paysanne contre le tsar de Moscou, le brigandage des bandes cosaques à travers toute la Moscovie, les émeutes sanglantes de Moscou en 1648 et en 1662, la cruelle «guerre paysanne » de Stenka Razine en 1670-71, la révolte d'Astrakhan en 1705-06, le soulèvement de Bachkirie en 1706-11, l'insurrection de Boulavine sur le Don en 1707-08, enfin la fameuse révolte de Pougatchev en 1772-73 4 • Depuis Pougatchev, la Russie n'a pas connu de «guerres paysannes » d'une telle envergure, le pouvoir central ayant consolidé sa mainmise sur le pays et l'administration locale disposant de moyens plus efficaces pour maintenir l'ordre. Mais ce raffermissement de l'autorité n'avait rien changé à l'attitude profonde de la masse opprimée envers ses maîtres : dès qu'une calamité s'abattait sur le pays, pour peu que les autorités locales se trouvassent débordées, les émeutes et mutineries surgissaient spontanément. Citons l'émeute de la peste de 1771 à Moscou, les « émeutes du choléra » qui suivaient presque immanquablement l'apparition de ce fléau, notamment en 1831 à Saint-Pétersbourg et dans la région de Novgorod, où plus de 120.000 paysans maltraitèrent, emprisonnèrent et massacrèrent officiers, fonctionnaires, prêtres et propriétaires terriens. La dernière « émeute du choléra » éclata avec une violence particulière sur la Volga en 1893 ; de nombreux médecins et infirmiers, accusés par les paysans affolés de propager la maladie, furent massacrés 5 • . Le 19 février 1861, un décret d'Alexandre II mettait un terme à des siècles de servage, au cours desquels le sort du paysan avait fini par ressembler à l'esclavage. Mais ce passage de 22,5 millions de serfs à l'état d'hommes libres était assorti d'une réforme agraire qui trompa cruellement leurs espoirs : elle faisait d'eux des fermiers grevés de lourdes servitudes et obligés de continuer à travailler pour leurs anciens maîtres. D'où une vague de troubles suivis de répressions sanglantes 6 • Jusqu'en 1903, les paysans «libres» restèrent astreints aux punitions corporelles à titre administratif et judiciaire, mais en fait celles-ci furent infligées jusqu'en 1917 7 • * )f )f TANTde siècles de servitude, d'une « longue patience » si souvent ponctuée de sursauts accompagnés des pires déchaînements de sauvagerie 4. Voir les détails dans l' Histoire de Russie pr~itée et dans la monumentale Histoire de Russie depuis lu temps les plus anciem, de S. M. Solovicv, en cours de réédition à Moscou. 5. Grande Bncyclop,die Soviüique (titre abrégé : G.B.S.), 2e éd., t. 45, p. 278. 6. G.B.S., 2e éd., t. 19, p. 6o6. 7. G.B.S., 2• éd.J t. 23, p. 366. Biblioteca Gino Bianco 155 vengeresse, pouvaient difficilement faire naître dans cette population rurale et dans la plèbe issue d'elle un sentiment civique, la conscience d'être un citoyen dont les aspirations et les intérêts sont liés à l'Etat. Au contraire, ils avaient profondément enraciné chez les Russes « le sentiment de l'injustice politique sur laquelle était fondé le régime » 8 qui les opprimait. L'Etat et les pouvoirs établis, arbitraires et tyranniques, avaient toujours quelque chose de menaçant, d'hostile, contre quoi il fallait se protéger de toutes les façons et surtout par une feinte soumission et des trésors d'astuce, quand il n'était pas question de combattre ouvertement. Nul n'ignore, d'autre part, qu'il n'est pires tyranneaux que les opprimés d'hier, soudain investis d'une autorité quelconque. Or, en Moscovie et même en Russie impériale, les nobles, possesseurs des serfs, étaient eux-mêmes des serfs de l'autocrate et dépendaient de son bon plaisir. Astreints au service de l'Etat durant toute leur vie, ils n'étaient nullement à l'abri de l'arbitraire ni des sévices corporels. Le décret sur la « liberté de la noblesse », signé par Pierre III en 1762, ne fut confirmé par Catherine II qu'en 1785. Chez tous les cadres administratifs, chez tous les détenteurs de la moindre parcelle d'autorité, cette mentalité était aggravée par « la maladie incurable de la société russe, éduquée dans la pratique de vivre de l'Etat, de se nourrir à ses frais» 9 • Au cours des siècles, le Russe prit l'habitude de considérer le service de l'Etat comme une source normale de bénéfices personnels. Au début du :xxe siècle, courait encore le dicton: «Chargezmoi de nourrir un moineau appartenant à l'Etat et je me bâtirai une belle maisonnette. » Il est donc naturel de trouver sous la plume de Youri Krijanitch 10 , environ 1670, le tableau suivant: Nulle part il n'existe de gouvernement aussi dur qu'en Russie. Les gens sont entravés en tout et toujours. Ils ne peuvent profiter du travail de leurs mains. Ils doivent tout faire, acheter et vendre en cachette, avec crainte et tremblement, à l'insu d'une foule énorme de surveillants et de bourreaux. Ces surveillants, qui ne reçoivent pas de salaire suffisant, ne peuvent remplir convenablement leurs devoirs. La misère les oblige à chercher des profits et à accepter les cadeaux des voleurs. (...) Ainsi, des hommes habitués à agir clandestinement comme des malfaiteurs, dans la peur et le mensonge, oublient tout honneur, deviennent poltrons et inhumains, impudents et vils. Ils n'apprécient pas les honneurs, ne savent pas distinguer la valeur. (...) Dans cette société, il faut (...) dresser la sobriété contre l'ivrognerie et la justice contre les fonctionnaires. De ces derniers, le prophète Isaïe avait dit : « Tes chefs sont les complices des voleurs » 11 • 8. V. Klioutchevski : Kours RousskoElstorii, Moscou 1937, t. V, p. 173. 9. S. M. Soloviev: op. cit., livre VIII, Moscou 1962, p. 484. 10. Abbé catholique croate, philologue et publiciste, qui s~journa en Russie de 1661 à 1676. 11. Cité par S. M. Solovicv in op. cit., livre VIII, pp. I 56-57.
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