148 Peu de temps après (11 janvier 1933), Staline fit passer un frisson d'angoisse dans le Parti en déclarant que les kolkhozes pouvaient devenir plus dangereux encore pour le régime que les fermes individuelles : Les kolkhozes ne sont qu'une forme d'organisation, socialiste il est vrai, mais forme d'organisation cependant. Tout dépend du contenu qui sera coulé dans cette forme. (...) Tant que les paysans dirigeaient leurs exploitations individuelles, ils étaient dissociés et séparés les uns des autres; c'est ce qui fait que les tentatives contrerévolutionnaires des éléments antisoviétiques dans les milieux paysans ne pouvaient être d'un grand effet. Le tableau est tout autre lorsque les paysans passent à l'exploitation collective. Ici, les paysans ont déjà, dans les kolkhozes, une forme toute prête d'organisation de masse. Ainsi la pénétration des éléments antisoviétiques dans les kolkhozes et leur activité antisoviétique peuvent être d'un effet autrement sérieux. (...) Ainsi donc il ne s'agit pas seulement des kolkhozes en euxmêmes, comme forme socialiste d'organisation, mais avant tout du contenu coulé dans cette forme; il s'agit avant tout de savoir qui est à la tête des kolkhozes et qui les dirige 20 • Cette distinction subtile entre « forme >>et « contenu >>signifiait qu'il fallait intensifier la terreur et la surveillance policière. Cela d'autant plus que, selon Staline... ...le paysan faisait ce calcul d'une logique on ne peut plus simple et plus naturelle : « Le commerce kolkhozien de blé est autorisé, le prix du marché est légalisé ; je puis, au marché, pour une même quantité de blé, recevoir plus qu'en le livrant à l'Etat. Par conséquent, à moins d'être ·un imbécile, je dois garder le blé, en livrer moins à l'Etat, en laisser plus pour le commerce kolkhozien et m'arranger de manière à toucher plus pour la même quantité de blé vendu 21 • » En vertu de ce diagnostic exceptionnellement lucide, on forma, avec 25 .ooo activistes, quelque 5.000 « sections politiques >> ( politotdiély) attachées aux sovkhozes et aux M.T.S. Leur rôle, à tous points de vue comparable à celui des 1.500 opritchniki d'Ivan le Terrible, fut de briser définitivement la résistance paysanne, de -surveiller les récoltes et de « fournir des renseignements sur les emblavures et le volume des livraisons à l'Etat>>(cf. B., p. 210). L'Etat dut battre en retraite et accorder (1935) aux kolkhoziens le droit d'exploiter en usufruit perpétuel un petit lopin de terre privé, variant selon les régions de 0,25 à I hectare. Chaque famille reçut également l'autorisation d'acquérir en propriété privée une maison, une vache, des brebis et des chèvres, de la volaille, et de vendre ses excédents aux prix élevés du marché libre. Ces humbles tenures ont joué un rôle décisif dans le redressement de l'agriculture et la reconstitution du cheptel : les I o % de la récolte de blé qu'elles produisirent en 1937 constituèrent la 20. Staline : « Le travail à la c~mpagne », in Questions du Léninisme, Paris 1946, II, n3-14. 21. Ibid., II, 108. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL majeure partie des revenus des kolkhoziens. En 1938 (cf. B., p. 327), ces lopins individuels ne représentaient que 3,9 °/4 de la surface emblavée, mais ils incluaient 49,3 % des bovins, 49,8 % des porcins et 46,2 % des chèvres et des moutons, et produisaient plus d'un cinquième (21,5 %) du produit total de l'agriculture soviétique. La raison de cette haute productivité, qui contraste si fortement avec la très basse productivité des kolkhozes (en 1956-57 encore, les kolkhoziens devaient fournir sept fois plus de travail que les f armers atnéricains pour produire un quintal de blé, six fois plus de travail pour un quintal de betterave à sucre, et seize fois plus de travail pour un quintal de viande de porc) ? C'est tout simplement que les paysans tirent de leurs parcelles individuelles des revenus beaucoup plus importants que des kolkhozes : ainsi les Izvestia du 31 octobre 1940 citent le cas d'un paysan kolkhozien qui « a fourni 250 journées de travail et sa femme 180, mais qui ont tiré de leur parcelle individuelle neuf fois ce qu'ils avaient gagné par leur travail au kolkhoze 22 ••• Cette situation proprement féodale prend sa vraie signification lorsqu'on sait qu'à cette époque le kolkhozien moyen consacrait le tiers de son temps de travail au kolkhoze : il gagnait en moyenne quatre à cinq fois plus en travaillant sur sa parcelle, dans des conditions difficiles, avec un outillage sommaire, qu'en travaillant avec un outillage supérieur sur les terres de meilleure qualité du kolkhoze. Il était manifeste que le travail au kolkhoze était une variante à peine déguisée de travail non rétribué du type de la corvée. La loi ne fit que consacrer cet état de fait. C'est ainsi que le 27 mai 1939 un décret« sur la protection des terres socialistes des kolkhozes contre la dilapidation >> (sic) introduisit ouvertement le principe du travail obligatoire. Chaque paysan fut tenu de travailler à son kolkhoze au moins 60, 80 ou 100 journées par an, selon les régions. Une résolution conjointe du 13 avril 1942 porta ces minima à 150 journées dans les régions cotonnières et à 100 et 120 journées dans les autres régions - chiffres qui auraient plongé dans une douce euphorie le général Kisselev,· le promoteur du Code de la corvée de 1831, que Marx couvrit de sarcasmes dans Le Capital (I, 232-34) : il n'exigeait, lui, que 42 jours de corvée par an... Les kolkhoziens qui ne réalisaient pas ce minimum de travail étaient expulsés du kolkhoze, ce qui signifiait avant tout qu'ils perdaient leur maison d'habitation et leur lopin. Est propriétaire celui qui paie l'impôt : ce principe éminemment byzantin a trouvé une survie inattendue dans la législation « socialiste >>qui subordonn<! la jouissance de la parcelle à la collaboration au kolkhoze. Comme dit Charles Bettelheim dans la partie de son livre sur La Planification soviétique (1945) qui traite des « méthodes 22. Cité par Peregrinus : « Les kolkhozes pendant la guerre », in Socialisme ou barbarie, n° 4 (1949), p. II.
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