140 · de voir des professeurs de faculté recourir à la grève sans en éprouver la moindre gêne. On prétend que le spirituel d'une part, le social et le temporel de l'autre, peuvent être servis ou défendus simultanément, chacun restant à son plan, mais cette logique un peu abstraite n'est pas entièrement convaincante. Elle n'empêche d'ailleurs pas l'universitaire, qui se pique d'être un travailleur semblable à ses camarades, de réclamer pour lui et sa profession une considération spéciale qu'on ne lui marchande guère, car il bénéficie du prestige traditionnel accordé aux sages, aux savants et aux clercs dont il prend la place sans avoir, dans la plupart des cas, passé par les mêmes filières ou la même ascèse. Ainsi tout se conjugue, le nombre, l'organisation, la sécurité matérielle, le sentiment d'une importance croissante, l'orgueil corporatif, les flatteries populaires ou officielles, pour faire de la caste universitaire, prolongée en de multiples ramifications, une puissance qui estime posséder par nature et fonction un certain droit de conduire les sociétés. Au début de ce siècle, Péguy dénonçait la formation en France d'un parti intellectuel dont il redoutait le pire. On peut penser ce qu'on veut de ses violences polémiques et faire la part des circonstances politiques qui accentuaient ses jugements ; mais, quant au fond du problème, il se montrait bon témoin et même bon prophète. Quoi de plus évident au reste, quoi de plus logique? La croissance de l'Université fournit en chaque pays à l'intelligentsia nationale une assiette, une structure et des moyens d'influence dont elle ne disposa jamais, sauf lorsqu'elle se confondait avec l'Eglise ; or on ne conçoit pas une intelligentsia sans une idéologie, et voilà donc très exactement comment grandit sous nos yeux un parti muni de sa doctrine et que les autres partis politiques s'efforcent d'attirer dans leur jeu, à moins que ce ne soit lui qui prenne l'habitude de les inspirer. Une fois de plus la démonstration s'achève grâce aux exemples proposés par ce qu'on pourrait appeler les avant-gardes de l'évolution : dans tous les pays jeunes où n'existent encore que des élites peu nombreuses et de formation récente, ce sont les hommes d'école, les intellectuels, les étudiants, qui forment le parti du mouvement et revendiquent plein droit de diriger l'opinion. Plus ou moins vite, nous allons dans le même sens, et il est donc très important de connaître les prédispositions idéologiques décelables dans la masse montante des intellectuels modernes. MAIS qu'est-ce donc qu'un intellectuel ? Pour parler clair, le mieux est de revenir à la bonne vieille classification des scolastiques qui distinguèrent avec soin les arts manuels des arts libéraux. Les privilégiés qui usent des seconds ne se servent de leurs mains que pour tenir un livre ou une plume, savent que leur raison est leur unique instrument, éprouvent le BiblrotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sentiment d'une libération des servitudes matérielles, d'une participation à une noblesse de l'esprit. Leur supériorité se définit soit par la virtuosité rationnelle ou conceptuelle, soit par 1'aptitude à mettre en forme logique les idées reçues et transmissibles. La démocratisation de l'enseignement, de la presse, de la radio, a pour résultat qu'il n'est aujourd'hui personne qui ne se croie capable de raisonner de tout, les intellectuels par métier devenant d'ailleurs légion; mais ces traits fondamentaux ne sauraient être oblitérés. Marquons une première conséquence, propre à notre temps, qui est le foisonnement vertigineux des théories. On ne s'en étonnerait pas si l'on ne prenait en considération que les sciences de la nature, en perpétuelle mutation, mais la fureur de systématiser s'étend à tous les domaines: à l'esthétique, la peinture et la musique; à la psychologie, qu'on reconstruit en fonction de la psychanalyse ; aux prétendues sciences de l'homme, qui ne sont encore pas beaucoup plus que du verbiage ; et, bien entendu, à la politique et à l'éthique, dont on se flatte plus que jamais de faire des applications de la science, une physique ou une physiologie des sociétés. Tout cela serait déjà de soi-même assez préoccupant. Comment ne pas ajouter cependant que cette inflation démesurée du savoir et des doctrines exclut pratiquement de toute compréhension réfléchie la foule des intellectuels fabriqués à la hâte et qui, en tout état de cause, ne peuvent que répéter les formules déversées dans leurs oreilles ou traduites en images par une vulgarisation plus soucieuse de divertir que d'éduquer ? On croit aller vers la lumière ou, comme on dit pompeusement, vers l'affranchissement de l'esprit, mais c'est neuf fois sur dix vers la présomption et la confusion, vers une étrange mixture du dilettantisme et du fanatisme. Ce n'est pas tout. Les intellectuels de l'Antiquité, plus encore ceux du Moyen Age, estimaient naturel que le bon usage de la raison s'appliquât à la méditation des principes et à la vie intérieure, à la recherche de la sagesse et à l'approfondissement de la religion. Les modernes se piquent d'être .réalistes, en un sens utilitaire, concret, technique, dont le· triomphe universel est peut-être l'indice le plus frappant de la vulgarisation générale. Au siècle dernier, Stuart Mill écrivait en toute innocence que la morale est ce qui assure au plus grand nombre le plus grand bonheur possible. On est confondu de lire pareille platitude, et plus encore de penser à tous les gens instruits de notre temps qui la tiendront pour une évidence. Ainsi, frénésie de savoir ou d'en avoir l'air, propension à tout expliquer par des hypothèses matérialistes et à fixer la raison au niveau de ce qu'on dit être le réel, passion des applications mesurables et du bien-être engendré par la science - voilà ce qui domine incontestablement chez le moderne et qui n'est pas sans fomenter les revanches du mysticisme frelaté, de la magie, de toutes les religions de remplacement.
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