Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

138 considérer des liaisons éclairantes, mieux vaut dire que nous assistons au plus éclatant, au plus universel triomphe de la philosophie des Lumières, chère au xv1ne siècle. Il n'y a pas si longtemps que les doctrinaires libéraux, qui proclamaient le droit de tout homme à savoir lire et donc, croyaient-ils, à pouvoir juger selon sa raison propre, paraissaient donner dans la vaticination généreuse; or il est devenu très vite vérité axiomatique que l'analphabétisme était le stigmate de la barbarie ou plutôt de l'infériorité sociale et devait être partout proscrit en toute diligence. Cette conviction s'étend aujourd'hui, sans qu'on en discute, à tous les peuples récemment émancipés. Elle est évidemment connexe d'une part à la fierté nationale ou nationaliste, de l'autre à l'octroi des droits électoraux. Peu importe que la traduction dans les faits soulève d'innombrables difficultés dont la moindre n'est pas, en maints pays, l'inévitable clivage entre la langue parlée, qui est indigène ou dialectale, et la langue écrite, forcément étrangère si l'on veut se rattacher à une culture et à un ensemble économique. Quoi qu'il en soit, mettons tout de suite en relief, parmi les conséquences multiples de cette vaste croisade pour la scolarisation, celles qui ont sans doute le plus d'importance. Nous venons de voir que, pendant les millénaires précédents, l'extension de l'école s'était faite avec lenteur, par un processus de descente ou de vulgarisation qui allait peu à peu du sommet à la base et dont les Etats, dans leur ensemble, se souciaient fort médiocrement ; voilà bien ce qui est aujourd'hui complètement bouleversé. Même si l'on respecte l'héritage du passé, si l'enseignement demeure en partie œuvre traditionnellement privée, s'il en résulte des compromis empiriques très variés, non seulement dans les structures administratives, mais dans les programmes et les méthodes, rien ne peut faire que la préoccupation majeure ne soit désormais, et comme par instinct, celle de l'éducation des masses et, selon l'expression consacrée, de leur qualification professionnelle. Les impulsions les plus fécondes viennent de la base et se font rapidement sentir dans les autres étages de l'édifice. Dans ces conditions, compte tenu des nécessités les plus urgentes, · les plus visibles, il est fatal que l'enseignement technique, ce tardvenu, cet intrus dans l'Université d'hier, ait en quelques décennies conquis partout la première place ou, du moins, fait passer sa conception populaire et utilitaire en nombre de secteurs qui, par définition, ne lui étaient point dévolus ou soumis. Il est admis désormais par tout le monde, ou à peu près, que la fonction première de l'école est d'enseigner les métiers, ~n allant de l'apprentissage élémentaire à la recherche scientifique la plus perfectionnée. Du même coup, et pour d'évidentes raisons qui tiennent à l'importance quantitative de la tâche aussi bien qu'à son orientation générale, rien n'est plus possible sans l'intervention- constante des gouvernements, la · Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL vie de l'école étant annexée par la politique au point d'en constituer un des facteurs les plus agissants, un des domaines les plus soigneusement exploités. Discerner le sens général de la marche n'est pas malaisé ; il suffit de la conduire vers un terme que beaucoup jugent inévitable ou souhaitable et qui n'est même pas hypothétique, puisque tous les régimes totalitaires, et d'abord les régimes communistes, .nous le révèlent en son entière rigueur. L'Etat s'y assure le monopole de l'enseignement, ce qui est d'ailleurs réaliser le rêve jacobin, et, pour les libérer, com1nence par imposer aux intelligences une loi inflexible. L'école n'est plus qu'un énorme service public, homogène, uniforme, planifié à l'extrême, soumis à la raison d'Etat. Il a non seulement pour rôle immédiat de fournir aux besoins matériels de la collectivité les légions de travailleurs destinés au service civique, mais de répandre la doctrine officielle, d'entretenir une orthodoxie sans faille. Tout le reste n'est plus que vestiges ou survivances, reliquats d'une préhistoire ténébreuse. Est-ce là décidément ce qui nous est promis à bref délai, soit que nous nous précipitions délibérément vers ce but, soit que tout s'opère en vertu d'un glissement qui, pour être rapide, s'effectue cependant sans que nous en prenions claire conscience ? Si oui, il est indubitable que la rotation s'achève et que, le vocabulaire connu demeurant en usage pour nous abuser, tout aura été profondément changé. Peut-être voit-on, dans ces conditions, pourquoi il n'est pas d'étude plus pressante que celle qui conduirait à une histoire et à une sociologie de l'école, pourquoi aussi il est très étonnant que cette étude ne paraisse tenter personne et ne soit nulle part entreprise en toute objectivité. Les remarques qui suivent se proposent à peine, on s'en doute bien, d'effleurer les problèmes. I A MÉTHODE correcte semble dictée par les -' précédents; lorsqu'on veut écrire, comme on dit, une histoire non « événementielle », une sociologie déployée dans le temps historique, il est naturel qu'on concentre d'abord son attention sur une classe ou un corps social dont l'influence est momentanément décisive : la caste militaire, le clergé, les négociants, les propriétaires terriens, etc. Or qu'est-ce que le monstrueux Etat moderne sinon une population de fonctionnaires, organisée selon des modes et des types qui ne varient guère d'un continent à l'autre ? Qu'est-ce que l'Université, sinon une caste énormément accrue en peu de temps, dont il faudrait analyser les tendances, les pensées, les ambitions, l'influence ? La question est d'autant plus complexe que l'Université ne se réduit pas à elle-même et ne se contente pas d'obéir; elle est le moteur central d'un ensemble économique, intellectuel et politique extrêmement étendu où il faudrait dénombrer des industries très variées,

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