Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

J. R. AZRAEL mieux, les «volontaires » sont enrôlés lors de réunions publiques dans une atmosphère d'enthousiasme artificiel. Immanquablement, les appels sont assortis d'avertissements : ceux qui se tiendront à l'écart seront considérés comme des «oisifs » et des « embusqués » suspects d'indifférence et d'infidélité à la cause. Quand les étudiants ont été invités à participer à la moisson, le fait de ne pas se porter « volontaire » a été automatiquement suivi d'exclusion du Komsomol et de l'université. La réponse d'un de nos jeunes amis soviétiques, que nous plaignions de s'être cassé la jambe, reflète bien l'ambiance générale : « Oh, ça n'est pas si grave, au moins le certificat médical me permettra d'échapper au contingent de cette année pour les terres vierges. » Suivant la KomsomolskaïaPravda, à l'université de Léningrad les étudiants en possession d'une attestation du médecin n'en ont pas moins été traités de «tire-au-flanc» et de << déserteurs ». Il a été fait largement usage de la contrainte dans un autre domaine, celui des habitations, lopins et troupeaux privés des paysans. Conformément au mouvement tendant à fusionner les kolkhozes (et à les transformer en sovkhozes), nombre de paysans ont été forcés d'évacuer leur logement pour s'installer dans de nouveaux villages plus concentrés. A en croire la rumeur publique à Moscou, l'opération a toujours été réalisée de vive force et les vieilles demeures rasées. Il en a été de même pour la campagne de transfert aux kolkhozes de tout le cheptel privé. La Pravda avouait ainsi, en 1958, qu'en Ukraine plus d'un président de kolkhoze avait « obligé ses kolkhoziens à remettre leur bétail privé au troupeau commun sous prétexte d'achat». Khrouchtchev a lui-même reconnu que cette pratique n'avait pas cessé malgré la mise en garde de la Pravda: en février 1961, en Ukraine, devant des fonctionnaires de l'agriculture, il critiqua « les gens qui obligent les kolkhoziens à vendre leurs vaches ». On a peine à croire que les « gens » en question aient pu agir ainsi de leur propre initiative : plus vraisemblablement, ils allèrent trop loin en appliquant les directives reçues et furent pris comme boucs émissaires, suivant une tradition éprouvée. Le transfert aux kolkhozes du bétail continue, de même que celui de tous les lopins privés. Cette dernière opération est fort délicate, et les autorités procèdent avec beaucoup de prudence. Elle ne s'en poursuit pas moins, très vraisemblablement sous la contrainte, à en juger par ce que nous savons de la mentalité du paysan soviétique 9 • 9. Des paysans ont été bannis comme « parasites » pour avoir accordé trop de soins à leur lopin privé (cf. la Vie agricole, II aoftt 1961). Une campagne du même ordre a été men~ dans les villes : les possesseurs de maisons privées et de datchas ont été soumis à des pressions intenses pour les obliger à remettre à l'Etat leurs titres de propriété. Il s'agissait de leur ôter toute possibilité de se soustraire à la vie collective et à la surveillance de l'Etat, de les empêcher d'acqu&ir le sentiment de l'indépendance ou de jeter les fondements ~conomiquea de cette indépendance. Biblioteca Gino Bianco 113 ENFIN,il faut dire un mot de la contrainte que l'on peut qualifier de latente, celle qui se manifeste sous forme de menaces. Il ·suffit de prendre des échantillons au hasard pour pr~uver que cette variété spéciale de coercition continue de sévir. Dans une certaine mesure, elle n'est qu'une espèce de résidu rhétorique du stalinisme. Cependant, les dirigeants du Kremlin n'ont pas pour habitude de choisir leurs mots à la légère et il est certain que les menaces sont dans leur esprit des armes importantes. Les menaces les plus directes ont été dirigées ces dernières années, bien entendu, contre le « groupe antiparti », dénoncé comme « antipopulaire » ( ce qui n'est pas sans rappeler la formule stalinienne : « ennemi du peuple>>), « véritable conspiration contre le Parti » d'une clique aspirant à « décapiter la direction du Parti ». Moins voyantes, mais tout aussi inquiétantes, ont été les menaces adressées aux cadres du Parti, à coup sûr pour les avertir de ne pas prendre la campagne contre le groupe « antiparti » pour un nouveau pas dans la déstalinisation, donc pour une promesse de renoncer aux pratiques staliniennes. Des fonctionnaires de l'économie ont été également avertis que certaines formes d'échecs ou de «déviations» dans l'industrie et l'agriculture pourraient être considérées comme « crimes politiques». Tel est le sens des mises en garde de Khrouchtchev envers les fonctionnaires adonnés, dans l'agriculture, à des pratiques auxquelles « seuls des ennemis de l'Etat socialiste » peuvent avoir recours. Cela s'applique aussi à sa déclaration au XXIe Congrès suivant laquelle il faut remplacer ceux qui, «étant donné leur âge ou pour d'autres raisons, ne peuvent plus accomplir avec l'énergie et l'esprit d'initiative nécessaires les tâches à eux confiées ». Certes Khrouchtchev s'empressa d'ajouter que « dans la majorité des cas, ils sont de bons camarades, fidèles au Parti». Cette dernière clause de style peut paraître conciliante au profane porté à l'optimisme et passer presque roour une garantie contre la coercition politique O ; mais pour l' apparatchik ou le directeur d'usine, elle signifie sans aucun doute qu'il faut à tout prix éviter d'être compté au nombre de la minorité considérée comme infidèle au Parti. L'intelligentsia culturelle est également soumise à d'incessantes pressions. Lors de ses rencontres mémorables avec des écrivains et des artistes en 1957, Khrouchtchev accommoda d'une forte dose de menaces son plaidoyer pour un rétablissement volontaire de la discipline, allant jusqu'à promettre que « notre main ne tremblerait pas >>si le désaccord devait se prolonger. En 1960, à l'occasion d'une nouvelle rencontre avec des membres de l'intelligentsia, Khrouchtchev cita le cas de trois jeunes membres d'un institut expulsés du Parti pour « activités antiparti » ; après avoir révélé qu'il avait rejeté un 10. Cf. Edward Crankshaw : Khrruhch1tls Russia, 196o.

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