114 appel en leur faveur présenté par un académicien en vue, il conclut en faisant savoir aux inté- . ressés que s'ils ne « comprenaient pas le sévère avertissement qui leur était adressé, des mesures plus graves seraient prises à leur encontre». La métaphore dont il usa pour dépeindre les rapports entre le Parti et les écrivains fut celle d'un garde forestier qui doit périodiquement procéder à des coupes sombres pour conserver la santé à son domaine 11 • Plus récemment, un avertissement encore plus sinistre fut donné par Chélépine, lequel adressa des reproches cinglants à certains « éléments instables», accusés de se livrer au « sabotage sur le front idéologique ». On pourrait citer bien d'autres exemples. Contentons-nous de faire deux remarques, de portée générale, concernant le rôle de la menace dans la société soviétique. Tout d'abord, grâce au souvenir vivace du stalinisme, le régime actuel peut escompter que ses menaces seront prises au sérieux, même s'il ne les met pas à exécution de manière systématique. En fait, elles sont suivies d'exécution plus souvent qu'on ne le croit. Dans le cas de l'intelligentsia culturelle, pour un Ievtouchenko qui jouit d'une certaine immunité, il en est beaucoup d'autres dont les « déviations » sont effectivement sanctionnées 12 : outre le sort de Iessénine-Volpine et de Naritsa, il ne faut pas oublier les épurations massives menées parmi l'intelligentsia culturelle des minorités nationales. L'empreinte du totalitarisme LE DEUXIÈMPEOINTà souligner est que, indépendamment de leur rôle immédiat qui consiste, d'une part, à prévenir, d'autre part, à déclencher des actes spécifiques de la part d'individus ou de groupes déterminés, les menaces servent à engendrer une atmosphère d'intimidation, sinon de terreur, qui interdit la formation de liens de solidarité tenus pour illicites, d'un esprit de « normalité » et de confiance. Là aussi, les souvenirs jouent un rôle-clé : bien des gens ont tendance à s'exagérer la réalité des menaces et à supposer qu'on se propose d'en faire une large application plutôt qu'une usage restreint, même quand ce II. Kommounist, 1961, n° 7. A cette occasion, Khrouchtchev exprima sa satisfaction de constater que le « tonnerre ni la foudre» n'avaient éclaté comme lors des précédentes réunions. Ce qui, dans une large mesure, prouve que ses menaces antérieures avaient produit leur effet, ses exigences n'ayant pas varié. 12. Il est particulièrement effrayant de voir le terme « cosmopolitisme » rappelé à la vie (cf. in Pravda du 9 janv. 1960, le décret du Comité central concernant les erreurs dans le travail idéologique). Que l'expression continue de désigner plus précisément les juifs ressort de son emploi dans une attaque venimeuse contre Babi Iar, poème dans lequel Eugène Ievtouchenko s'en prend à l'antisémitisme (la Vie et la Littérature, 24 sept. 1961. Ievtouchenko luimême, cela va de soi, n'est pas juif). Cependant, comme par le passé, le terme a une acception plus large et embrasse tous les membres de l'intelligentsia qui prisent trop la culture occidentale. Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE n'est pas le cas. Cependant, comme en témoigne l'imprécision des catégories d'actions ou d'attitudes qui font l'objet des menaces, ces craintes sont bien souvent fondées. Quelle est donc la mesure de la coercition politique dans l'Union soviétique d'aujourd'hui? Certes, les éléments sont trops rares et ambigus pour autoriser des conclusions péremptoires. Une chose est certaine : le rôle de la contrainte y est bien plus grand que dans les pays démocratiques, et il est parfaitement saugrenu de parler de !'U.R.S.S. comme d'un monde où « les gens n'ont plus peur de la police », d'une société caractérisée par un « nouveau règne de la loi »13 • Pas plus que l~s faits n'autorisent à conclure que des affirmations de· ce genre ne sont, après tout, que « légèrement prématurées» 14 • En réalité, tout prouve que la coercition a augmenté depuis le XXIe Congrès. Le fait qu'il s'agissait du premier congrès à se tenir après la conclusion de la lutte pour la succession (réglée par la défaite du « groupe antiparti ») suggère que l'affaiblissement de la coercition qui suivit la mort de Staline résulta en partie de considérations tactiques de la part de ceux qui se disputaient le pouvoir. Le regain actuel de coerettion sera sans doute moins éphémère, étant intimement lié aux efforts de Khrouchtchev pour revivifier l'idéologie bolchévique et à ses engagements réitérés de réaliser le communisme intégral. Nous avons noté le rapport entre l'idéologie et le rôle des « organisations publiques » et rappelé l'assurance donnée par Khrouchtchev que ce rôle irait croissant. Le but final est que « chaque citoyen soviétique ne se contente pas d'obéir lui-même à la loi, de se plier à la discipline du travail, de sauvegarder et de renforcer la propriété d'Etat et la propriété publique, d'observer les normes de la communauté socialiste, mais qu'il exige des autres citoyens qu'ils en fassent autant et combattent tous les actes antisociaux ». Ainsi le Kremlin projette une société dans laquelle chaque citoyen se transformera en policier, par là « réalisant et portant à son point de perfection » le vieux rêve de Lénine, pour lequel « chaque communiste devait être un tchékiste » - une société qui en fait revêtira le caractère d'un système pénal. Il y aura fusion totale de la loi, . de la moralité et de la bienséance, au point que les manquements aux deux dernières seront sanctionnés comme des crimes. De même, le redoublement récent de la campagne contre les membres des sectes religieuses se rattache visiblement au postulat idéologique suivant lequel toutes les « survivances du passé >> doivent être extirpées pour permettre la réalisation du communisme intégral. Ce qui pourrait préluder à une offensive de grand style contre , 13. Harrison E. Salisbury : A New Russia t New York 1962, p. 127. 14. Ibid., p. 128. Cf. également Crankshaw : OJJ. cit., p. 127.
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