84 CHATEAUBRIAND n'est en tout cas pas le dernier- publiciste du XVIIIe siècle à s'être intéressé à la relation qui pourrait lier · nécessairement telle dimension de l'Etat à telle forme de gouvernement. Il existe en effet un ouvrage inédit de Benjamin Constant qui a pour titre De la possibilité d'une constitution républicaine dans un grand pays. « C'est une œuvre extrêmement violente, anti-monarchique et antiaristocratique », dit le catalogue de la vente où a figuré ce manuscrit. Cette notice indique assez clairement que Benjamin Constant se référait à la distinction classique des trois régimes telle qu'on la trouve dans le Contrat social, et niait le lien nécessaire de la dimension géographique ou démographique avec les différentes formes constitutionnelles. Cet ouvrage fait partie d'un ensemble de sept volumes manuscrits de Constant, et le catalogue se fonde sur des indications portées sur les manuscrits pour dater ces œuvres des années 1810-1818. On pourrait se demander s'il ne s'agit pas en réalité d'un ouvrage conçu sous le Directoire, car si l'on devait accepter la date donnée par le catalogue, il faudrait y voir une partie de ce « traité de politique terminé depuis long tems » mentionné dans la préface de De l'esprit de conquête et de l'usurpation, qui en serait un fragment. Or l' Esprit de conquête marque, de la part de Constant, sinon une rupture avec ses idées républicaines du temps du Directoire, du moins une orientation nouvelle. Il remonte de Rousseau à Montesquieu, et le thème fondamental de son livre, c'est cette distinction de la liberté des anciens et de la liberté des modernes qui, directement ou indirectement, procède du livre XI de l' Esprit des loix. C'est là en effet que Montesquieu, pour des raisons qu'il n'y a pas lieu d'examiner à présent, oppose deux conceptions de la liberté : la liberté des républiques antiques ou des républiques d'Italie, qui est illusoire, car « on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple », alors que « la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut » ; et la liberté beaucoup plus véritable qui règne dans les monarchies d'Occident. Benjamin Constant, lui, parle avec4'1ostalgie des républiques antiques, mais il ajoute : « Ces tems ne sont plus. Les regrets sont inutiles » cire partie, chap. XIII). Oublie-t-il donc les républiques des temps modernes ? Non, il les cite un peu plus loin (seconde partie, chap. 1) et note qu'elles sont « moins brillantes et plus paisibles » que celles de l'Antiquité. Il mentionne la Suisse, la Hollande, Genève, c'est-à-dire qu'il ne cite que de petits Etats. Il s'agit là d'un hommage bref et poli. Après quoi Benjamin Constant parle longuement et complaisamment des monarchies: En considérant les monarchies de nos jours, ces monarchies où maintenant les peuples et les Rois sont réunis par une confiance réciproque, et ont contracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur rendre hommage. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Suit l'éloge de la loyauté envers la couronne, et celui du régime anglais. On pourrait poursuivre cette analyse, mais ce qui précède permet de comprendre que Constant, lorsqu'en 1813 il écrit De l'esprit de conquête, paraît renoncer à établir la république dans un grand Etat. Et il est tout à fait clair q1:1'ilne manifeste pas, à ce 1noment-là, des sentiments violemment antimonarchiques. Il faut donc former l'hypothèse que cet inédit es.t unf <;uvre de jeunesse, et on sera sans doute dispose à 1. admettre si l'on se souvient qu'en 1796, le chapitre VI de son premier livre 13 traite de « la possibilité d'11:11e République dans un grand Etat ». Là, BfnJamin Constant nous apprend que des « echos infatigables » ne cessent de répéter que la république est impossible en France 14 • Nous sommes aux premiers jours du Directoire - c'est-à-dire de la première république constitutionnelle qu'ait connue la France - et les adversaires du régime invoquent contre lui les deux grands théoriciens du siècle: Montesquieu et Rousseau. C'est bien à ce moment-là qu'on peut raisonner pour établir que la république est possible dans un grand pays. Mais ce manuscrit porte, semble-t-il, une date postérieure. Et il se trouve joint à un autre écrit politique que le catalogue déclare en partie inédit et qui s'intitule Principes de politique applicables à tous les gouvernements. C'est-à-dire qu'il s'agit vraisemblablement non d'un inédit, mais des Réflexions sur les constitutions, la distribution des pouvoirs et les garanties dans une monarchie constitutionnelle, publiées en mai 1814, et dont d'importants fragments ont été repris l'année suivante dans les Principes de politique 15 • Le manuscrit inédit sur la possibilité de la république da!is un grand Etat pose donc un problème intriguant. Il s'agit d'ailleurs d'une question d'un grand intérêt pour l'histoire des idées politiques, car le passage de Benjamin Constant de l'école de Rousseau à celle de Montesquieu en est un moment important. Hélas, il y a là quatre cent seize pages dont la connaissance est réservée au collectionneur inconnu qui en a fait l'acquisition, et qui ne s'y intéressera peut-être pas plus que le précédent propriétaire. Il faut noter ici la carence grave de la Bibliothèque nationale, .qui a rarement eu plus belle occasion de faire valoir son droit de préemption. Peut-être n'a13. Dont le titre est De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s'y rallier. 14. Et il est remarquable qu'il écrive : « L'histoire ne nous offre point d'exemples d'une république de 25 millions d'hommes.» Si donc l'exemple américain ne vient pas sous sa plume, c'est que les Etats-Unis sont encore peu peuplés : moins de 5 millions d'habitants. C'est d'ailleurs en pensant aux « 30 millions d'hommes » qu'ils auront un jour que M~rcier les voit dans l'obligation de se transformer en monarchie (op. cit., I, 293). 15. Le rédacteur du catalogue a sans doute limité sa recherche à l'ouvrage portant le titre du manuscrit, et n'a pas su que les Réflexions..• (qui n'ont jamais été rééditées) en étaient une première version.
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