YVES LÊVY Montesquieu et Rousseau admettent donc que la matière doive fatalement se corrompre, et entraîner la dissolution de la forme. Cette biologie sociologique ne convient pas à Mably, qui, constatant à son tour que « Lacédémone a péri >>, en déduit que les précautions prises par Lycurgue devaient présenter quelque imprévisible faille (De la législation, éd. cit., p. 155). Or le législateur doit tout prévoir, même ce qui n'arrivera pas. Sa fonction est « de former une république éternelle >> (id., p. 190 ). Des institutions bien conçues devraient « se conserver pendant un million d'années » (id., p. 66). L'abbé de Mably se montre ici moraliste et rationaliste intransigeant. Et s'il reprend la tradition du petit Etat, cela n'implique aucun matérialisme, car la raison peut conduire les hommes à se répartir entre de petits Etats : il n'y a point de fatalité géographique qui contraigne certains hommes à vivre dans des empires, et permette à de rares élus de jouir de la citoyenneté dans de petites républiques 10 • LE XVIIIe SIÈCLE ne se terminera pas sans que le fatalisme de Rousseau ait été repris par une plume qui allait bientôt devenir illustre. Chateaubriand émigré est fidèle aux leçons du citoyen de Genève lorsque, au temps du Directoire, pour démontrer que les desseins des révolutionnaires français étaient utopiques, il écrit : ...il fallait établir (...) par un miracle la république de Lycurgue, chez un vieux peuple, nourri dans une monarchie, immense dans sa population et corrompu dans ses Iilœurs 11 • Chaque terme de cette description renvoie à un passage de Rousseau, et souligne l'inadéqua- ~on de la matière à la forme qu'on a voulu lui unposer. Cependant, il ne sera pas possible de soutenir longtemps le matérialisme du XVIII0 siècle, du moins en ce qui concerne la relation entre la forme de l'Etat et sa dimension géographique ou démographique. A vrai dire, en ce qui concerne la première République française, on pourrait bien, s'inspirant de Montesquieu, soutenir que les révolutionnaires ont tenté de s'opposer au vœu de la nature, et que celle-ci a bientôt fait 10. Notons d'ailleurs qu'un disciple de Mably du nom de Levacher - qui a écrit deux volumes sous le titre De l'homme en société et le sous-titre : « Complément à la législation de Mably» (Parme, Imprimerie nationale, an XII) - passe entièrement sous silence le problème du petit Etat. Cet auteur curieux, qui demande la nationalisation des terres, est demeuré tout à fait inconnu des bibliographes. On peut supposer que son livre a été aussitôt détruit. L'exemplaire de la Bibliothèque nationale (en veau blond) est sans doute celui du Premier consul. Le nôtre a été dissimulé à l'époque dans une reliure portant : cr Œuvres de Mably ». 11. Essai sur les Révolutions, Londres 1797, p. 73. Biblioteca Gino Bianco prévaloir l'ordre qui est le sien. Mais un tel raisonnement se heurte bientôt à un fait nouveau : l'existence de la république américaine, dont le territoire est immense - quatre ou cinq fois la France - dont la richesse est déjà considérable, dont la population croît rapidement. En 1787, Louis-Sébastien Mercier peut encore douter que les Etats-Unis parviennent à vivre en république. Pourtant, il est essentiellement rationaliste. Dans ses Notions claires sur les gouvernemens, il s'exprime avec netteté sur la question des climats. Il écrit (tome I, p. 313): « Le gouvernement fait plus ordinairement que le climat. » Puis il rappelle ce qu'ont été les Anglais dans le passé, ce qu'ils sont devenus depuis, et conclut (p. 314) : La politique peut donc travailler les peuples les plus ingrats et les plus rebelles; elle peut les métamorphoser, car les honlilles bien gouvernés cesseront d'attribuer au climat ce qui étoit le vice du gouvernement. Mais s'agissant des dimensions de l'Etat, Mercier partage les préjugés de Montesquieu et de Rousseau. Et s'il parle des Etats-Unis (pp. 291 sqq.), c'est pour exposer longuement qu'il leur faudra se donner un chef : Plus un Etat est vaste, plus il a besoin d'un chef. Si les richesses qu'amène le commerce, se joignent à une grande population, l'union des parties devient encore plus nécessaire (...). En créant un Roi dont le pouvoir sera rigoureusement limité, les Etats de l' Amérique préviendraient tous les malheurs dont ils sont menacés 12 • Dix ans plus tard, lorsque Chateaubriand publie sa première œuvre, il est difficile, si l'on raisonne sur les régimes politiques en général, de ne pas tenir compte des Etats-Unis, et il est surprenant de voir l'auteur des Natchez oublier la grande république où il a naguère voyagé. Doit-on penser qu'il ne parlait de la dimension de la France qu'à titre surérogatoire, et que le trait décisif, à ses yeux, c'était qu'on avait affaire à un de ces vieux peuples corrompus que Rousseau estimait définitivement exclus de tout avenir républi&in ? Peut-être. Mais il faut aussi considérer que ses contemporains, comme on va voir, ne songeaient guère aux Etats-Unis, et qu'aux yeux de nombre d'entre eux la France était trop peuplée pour vivre en république. 12. L.-S. Mercier conclut d'ailleurs (p. 293) : « Aujourd'hui que les lumières politiques sont répandues, on doit moins craindre le chef d'un Etat. » Il est piquant de retrouver dès 1787 le son des arguments récents de nos très illustres professeurs de droit constitutionnel, qui vont répétant qu'un chef suprême ne doit pas nous effrayer, que nous ne sommes plus en 1851. Comme les temps ont changé, ils ne parlent plus des lumières, mais de l'évolution économique et sociale. A la vérité, c'est là une ressemblance plutôt qu'une différence: ils partent d'une conclusion à démontrer, et empruntent à la mode du jour les arguments dont ils ont besoin. Conduite sage d'ailleurs : c'est la mode qui agit sur les esprits, non la réflexion originale. Il s'agit là du reste d'une attitude matérialiste dont on reparlera dans la suite de cette étude.
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