80 était peut-être, d'ores et déjà, un lieu commun. Quant au chapitre final, où l'historien expose qu'un sol rude conduit à la liberté, une terre grasse et riche à la servitude, certains soupçonnent qu'il a été, un peu plus tard, interpolé par un lecteur d'Hippocrate. Peu importe d'ailleurs. Les deux thèmes sont là, et la théorie politique ne les oubliera plus. Vont-ils être approfondis ? Ce serait faire preuve de beaucoup d'indulgence que de s'exprimer ainsi. Dans ce domaine comme dans bien d'autres, les meilleurs écrivains sont davantage portés à développer leurs idées qu'à examiner les faits sans prévention. Et les autres ne font guère que compiler. Quoi qu'il en soit, au fur et à mesure que les siècles passent, les arguments reparaissent sous de nouvelles plumes, se frottent à un autre contexte, s'enrichissent d'exemples nouveaux, font l'objet d'amplifications destinées à alimenter des querelles dont les acteurs, d'ordinaire, sont moins soucieux d'idées justes et de connaissances exactes que du triomphe de leur parti. . On ne s'arrêtera pas ici à ces écrits innombrables qui, s'inspirant de considérations morales ou rationnelles, décrivent le meilleur régime politique. Les théoriciens qui nous intéressent sont ceux qui s'attachent à mettre la forme politique en relation avec la matière. La matière, chacun l'observe ou l'imagine à sa façon. Certains la voient dans le monde physique, d'autres dans la nature de l'homme, d'autres encore dans des circonstances historiques. C'est du monde physique qu'Hérodote veut montrer l'influence dans le passage auquel on faisait allusion plus haut, et souvent, tant dans l'Antiquité que dans les temps modernes, des auteurs ont fait état de l'action du sol sur la vie politique des peuples. Cependant, le thème le plus célèbre et le plus brillant, à cet égard, c'est la théorie des climats. Ceux qui la formulent estiment généralement que le climat le plus favorable est celui qui occupe le juste milieu entre les extrêmes, mais les extrêmes ne sont pas toujours les mêmes, ni le juste milieu. Aristote se réjouit d'être grec, car les peuples de l'Europe manquent d'intelligence, et les peuples de l'Asie de qualités morales, tandis que la Grèce, bien située, unit le courage aux dons de l'esprit. Pour Bodin, c'est le méridional qui est craintif - mais opiniâtre, aussi - et l'homme du Nord qui manque d'esprit (mais non de perfidie), de sorte que la France, se trouvant au juste point d'équilibre, accumule les qualités et est affranchie des défauts. Comme toute philosophie de l'histoire, la philosophie géographique de l'histoire conduit, on le voit, à faire un Elu de celui qui parle. La théorie des climats est très en faveur au xv111e siècle, et le climat de l'Amérique, notamment, suscite de bien curieuses discussions 2 • Montesquieu consacre plusieurs livres de l' Esprit des loix à 2. Voir sur ce point la première partie du livre de Gilbert Chinard : L'Homme contre la nature (Paris1 Hermann, 1949). Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL l'influence du climat, dont un - le dix-septième - à son influence sur les institutions politiques. Il voit dans le froid et le chaud les principales raisons de la liberté de l'Europe et de la servitude de l'Asie. Il va de soi que ce matérialisme ne peut ébranler la foi des rationalistes dans la toute-puissance de l'éducation. Disciple avoué d'Helvétius, Boulanger, dans ses Recherches sur l'origine du despotisme oriental, s'insurgera contre la doctrine de Montesquieu : la raison, à ses yeux, est universelle et rend le monde entier susceptible de liberté. La nature du sol et sa configuration ont, comme les climats, retenu l'attention des publicistes. Montesquieu ne manque pas de juger, à la suite d'Hérodote, que la liberté est inversement proportionnelle à la fertilité des terres (Esprit des loix, XVIII, 1). D'autre part, il considère (id., XVII, v1) que les vastes plaines de l'Asie sont une facilité donnée au despotisme, tandis qu'en .. Europe des frontières naturelles plus resserrées ont produit des Etats de moindre dimension, ce qui rend possible et même inévitable - le règne des lois. ON VOIT apparaître ici un autre thème, qui n'est pas neuf lui non plus. Dès l'Antiquité les théoriciens se sont préoccupés de l' étendue du territoire. Et ils ont aussi accordé une grande importance au nombre des habitants. Il s'agit là, à vrai dire, .de thèmes ambigus. Lorsque Platon et Aristote écrivent que la Cité idéale· ne doit avoir qu'un territoire de médiocre étendue, lorsque ce dernier professe qu'elle doit éviter d'être trop peuplée, il ne s'agit pas de définir une influence de la matière sur la forme, mais tout au contraire de définir la matière selon la forme qu'on souhaite réaliser. De Platon à Fourier d'impitoyables rationalistes ont même, avec une extrême précision, chiffré la population de la communauté qu'ils décrivaient : 5.040 familles, dit le philosophe grec, 1 .620 individus 'pour l'inventeur du phalanstère. Cependant, toutes normatives qu'elles étaient, ces considérations devaient conduire d'autres esprits à établir uh lien nécessaire entre la dimension de l'Etat ou sa population, et le régime politique dont il est susceptible. · . Notons ici que Machiavel examinait les mérites respectifs de la petite république - petite par le territoire et la population - dont le modèle est Sparte, et de la grande, faite à l'image de Rome, et il ne laissait pas de manifester une forte inclination pour cette dernière 3 • Ses lecteurs , 3. Les considérations militaires jouent un rôle certain dans ce choix de Machiavel. S'agissant de Platon et d' Aristote, il est évident que les guerres médiques avaient convaincu les gens réfléchis - mais eux seuls, car Aristote atteste que l'opinion opposée était très généralement répandue - de la supériorité d'une petite armée de citoyens libres sur celle du plus vaste empire. Les considérations militaires sont plus complexes chez Montesquieu. Elles sont absentes chez Rousseau.-
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