Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

YVES LÉVY français du XVIIIe siècle - Montesquieu et Rousseau - ne tiendront nul compte de ses observations. L'un et l'autre, d'ailleurs, se trouve contraint d'inventer une explication historique pour écarter l'image glorieuse de la république romaine. Montesquieu (Esprit des loix, IX, 1) se souvient opportunément que Rome n'était pas une république, mais une fédération de républiques. Quant à Rousseau, il invoque le témoignage même de Machiavel ( Contrat social, III, x, en note) pour tracer une évolution historique de la constitution romaine qui est tout à fait étrangère aux conceptions du secrétaire florentin. Si Montesquieu et Rousseau font si curieusement preuve d'ingéniosité, c'est que leurs théories ne s'accommodent guère de la grandeur de la Rome républicaine. Que dit Montesquieu ? Il est de la nature d'une République qu'elle n'ait qu'un petit Territoire; sans cela elle ne peut guère subsister. (...) Un Etat Monarchique doit être d'une grandeur médiocre. S'il étoit petit, il se formeroit en République. (...) Un grand Empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne. (...) Pour conserver les principes du Gouvernement établi, il faut maintenir l'Etat dans la grandeur qu'il avoit déjà, et cet Etat changera d'esprit à mesure qu'on rétrécira ou qu'on étendra ses limites (Esprit des loix, VIII, XVI, XVII, XIX, XX). Montesquieu, on le voit, lie étroitement la constitution de l'Etat à sa dimension. C'est dans un esprit impitoyablement géométrique qu'il aborde le problème de la relation entre la matière et la forme. A cet égard, on peut dire qu'il est le fondateur du matérialisme sociologique, et qu'il en a donné la formule avec la plus extrême rigueur dès la première phrase de son livre : « Les loix, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » A la vérité, Montesquieu ne parvient pas à définir avec précision le concept de loi. Il se laisse abuser par l'identité du mot et met en série les lois de la nature, celles de la religion, celles de la morale, et les lois politiques et civiles, sans prendre garde que ce ne sont pas là les échelons d'une même réalité prise à différents niveaux. On le voit affirmer que les bêtes « ne suivent pas invariablement leurs Loix naturelles », tandis que « les Plantes, en qui nous ne remarquons ni connoissance ni sentiment, les suivent mieux». Il est aisé de comprendre qu'à ses yeux, plus encore que les plantes et les animaux, l'homme et la société sont soumis à des « lois naturelles » dont ils peuvent tenter de s'affranchir, sans pouvoir espérer qu'un succès temporaire. Bientôt « la nature » imposeses « lois »et les chosesrentrent dans la norme : le petit prince est chassé de sa ville par un soulèvement républicain ; la grande république se révèle incapable d'assurer le bien commun et se transforme en monarchie. Evidemment, tout cela manque de rigueur philosophique.Mais c'est un défaut qui se retrouve après Montesquieu chez tous les philosophes Biblioteca Gino Bianco 81 de l'histoire : lorsqu'on énonce des « lois naturelles» de l'histoire, il faut bien s'accorder quelques facilités, afin de rendre compte des innombrables cas qui cadrent mal ou ne cadrent pas du tout avec les principes qu'on a posés. Cependant, l'introduction de notions dynamiques permettra une virtuosité dialectique qui masquera mieux les insuffisancesdes systèmes.Montesquieu, lui, se donne la facilité de varier indéfiniment ses points de vue, comme il l'expose aux premières pages de son grand ouvrage (1, III). Mais sans cesse il est tenté par le démon de la géométrie, comme on vient de voir pour les climats et la dimension de l'Etat. Il semble alors moins soucieux d'observer ce qui est que d'exprimer son système préconçu de la primauté de la matière sur la forme. AINSI, moins d'un demi-siècle après la mort de Bossuet, quarante ans à peine après la publication de la Politique tirée des propres paroles de l' Ecriture sainte, on passe, non certes d'un extrême à l'autre - Bossuet n'a rien d'un utopiste - mais d'un versant de la réflexion politique à l'autre versant. Pour le précepteur du dauphin, toute l'expérience politique est éclairée par la foi. Pour le juriste du règne suivant, toute l'expérience politique s'explique par un environnement où, pour avoir le plus de permanence, les données matérielles acquièrent un poids décisif. Ce matérialisme dogmatique a aussitôt séduit son temps, qui était précisément à la recherche de vérités indépendantes de la foi. Bientôt Rousseau va l'adopter sans restriction : La liberté n'étant pas le fruit de tous les Climats n'est pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité. Plus on le conteste, plus on donne occasion de l'établir par de nouvelles preuves (Contrat social, III, VIII). Rousseau n'a d'ailleurs pas besoin de l'expérience pour être assuré de ses idées. Il soutient bravement que... ...quand tout le midi seroit couvert de Républiques et tout le nord d'Etats despotiques il n'en seroit pas moins vrai que par l'effet du climat le despotisme convient aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, et la bonne politie aux régions intermédiaires (ibid.). Ayant pris à son compte les contraintes du climat, Rousseau accepte aussi (dans le même chapitre) celles qu'implique la dimension de l'Etat : La Monarchie ne convient qu'aux nations opulentes, l'Aristocratie aux Etats médiocres en richesse ainsi

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