Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

308 De son Mémoire, il ne ressort pas avec assez de relief que les victimes désignées et suppliciées par Staline ne représentaient, en réalité, aucune opposition à l'absolutisme personnel du «secrétaire génial». Contrairement à l'opinion courante, partagée même par tant de gens qui réprouvent les procédés staliniens, seuls de pseudo-trotskistes, pseudo-zinoviévistes, pseudo- b oukharini stes (comme il est dit plus haut) ont comparu devant les assassins aux ordres du Politburo. Trotski excepté, qui pouvait se permettre au Mexique d'être encore trotskiste, sans les implications inventées par Staline, il n'existait plus de trotskistes ; et depuis longtemps Zinoviev n'était plus zinoviéviste, Boukharine n'était plus boukharinien ; à plus forte raison, leurs compagnons d'infortune. Au cours des dix années ayant précédé le procès de 1936, tous les ex-opposants en question s'étaient rétractés, repentis, avilis plusieurs fois devant le tourmenteur paranoïaque du Kremlin. « Ces accusés abjurèrent maintes fois leurs convictions au cours des années précédentes», a remarqué L. Trotski, cité par G. Rosenthal (p. 140). On ne soulignera jamais trop que Staline s'est acharné sur des déchus, des cadavres politiques. G. Zinoviev fut longtemps le plus proche auxiliaire de Lénine qui avait fait de ·lui un membre du Politburo, le président du soviet de Pétrograd et de l'Internationale communiste. A la mort de Lénine, il s'était ligué avec Kamenev et Staline contre Trotski, qu'il préconisait de« liquider» au physique, et il se fit l'instrument de cette « troïka » pour entreprendre la « bolchévisation », c'est-à-dire la domestication de l'Internationale, laquelle devint un appendice de l'État soviétique. Le malheureux méconnaissait la parole de !'Ecclésiaste : «Celui qui creuse une fosse y tombera, celui qui renverse une muraille sera mordu par un serpent » (X, 8). Son sort fut particulièrement horrible quand, à son tour, il tomba sous l'animadversion pathologique de Staline : celui-ci, avec les raffinements ae cruauté qui le caractérisent, réduisit à l'état de loque humaine son compagnon et complice. Zinoviev «était déjà terrorisé et craignait d'émettre la moindre opinion » en 1935, écrit A. Ciliga qui l'a vu dans l'isolateur de Verkhnié-Ouralsk. Tout cela s'applique également à Kamenev, à Piatakov, à Boukharine, à Rykov, à leurs familles (car Staline n'épargnait pas les femmes, ni les enfants), à tant d'autres qui périrent de la même mort ignominieuse après avoir enduré les pires souffrances physiques . et morales. Là encore, il faut se borner à ne nommer que les premiers rôles, mais des mUJions de victimes anonymes méritent autant de compassion, sinon davantage. Si quelqu'un a pu écrire, au sujet des procès de Moscou, que « la plus troublante des questions posée à l'entendement humain est sans nul doute celle des aveux unanimes et frénétiques», c'est qu'il était impossible à des hommes normaux d'imaginer ce dont un Staline serait capable en Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL fait de vilenie et de sadisme. La vérité n'a filtré que peu à peu, et plus tard. Il n'est pas vrai que le passé des accusés répondît de la véracité de leurs aveux, comme l'affirmaient tant de bourgeois illettrés, égoïstes et obtus, médusés par Staline : sous le tsarisme du xx:e siècle, les socialistes persécutés ont eu affaire à une police et à des juges qui respectaient leur dignité, qui ne violaient pas leur conscience, et par conséquent leur passé respectable de militants ne préjugeait en rien de leur attitude ultérieure sous les épreuves atroces que devait leur infliger le régime soviétique. Il n'y a non plus aucune comparaison admissible avec la Révolution française où nul innocent ne s'est proclamé coupable d'avoir volé les tours de Notre-Dame, où nul accusé n'a réclamé la peine de mort comme une faveur, où nul défenseur n'a renchéri sur le réquisitoire d'un scélérat déguisé en procureur. Il a fallu la sinistre réalisation du « socialisme dans un seul pays », proclamée par Staline précisément en 1936, pour produire des horreurs qui éclipsent l'inquisition et les Dragonnades, et dont le souvenir donne encore la nausée. On a le devoir de réitérer avec G. Rosenthal que « le régime qui les a engendrés [ces procès] subsiste», que le mensonge est l'essence de ce régime, sous Khrouchtchev comme sous Staline : la preuve en est que l'autocratie soviétique interdit encore de dire et d'écrire que les tours du Kremlin n'ont été volées ni par Zinoviev ni par Boukharine, hommes du Parti, sectateurs de Lénine. La « réhabilitation » des victimes de Staline par les complices de Staline serait d'ailleurs une dérision, là où la vérité est proscrite comme contraire à la doctrine officielle et obligatoire. Le titre du livre Mémoire pour la réhabilitation de Zinoviev doit donc être compris comme une « façon de parler», de même que le contenu fournit nolens volens quelques données d'un acte d'accusation contre Staline et ses acolytes, contre leurs courtisans et serviteurs dénommés ou non « amis de !'U.R.S.S.» à travers le monde, contre les «intellectuels » prostitués ou intellectuellement faibles de la Sorbonne et d'ailleurs. Quant à l' Introduction historique qui précède le Mémoire, elle résume dans son esprit comme dans la lettre ou la terminologie les vues et les interprétations du petit nombre de communistes authentiques restés fidèles à leurs convictions originelles envers et contre l'expérience du dernier tiers de siècle. Elle incite à maintes objections et prête à des controverses dont l'ampleur, proportionnée à l'importance du sujet, dépasserait les limites raisonnables du compte rendu : car la morale de cette histoire met en cause toute une philosophie de l'histoire. Observons simplement que « la toile de fond des grands procès de Moscou» (G. Rosenthal dixit) aurait pu servir aussi bien à un dernier acte de la tragédie très différent des procès en sorcellerie, si les principales

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