QUELQUES LIVRES pas tant sur l'idéologie qu'en raison de différences de tempérament et de formation. Un groupe/ de publicistes, parmi lesquels Struve était le plus éminent, se composait de jeunes hommes formés dans les grandes villes et doués d'une très large ouverture d'esprit. Étant donnée leur naissance - familles de hauts fonctionnaires, de professions libérales ou d'aristocratie terrienne, - ils avaient baigné depuis l'enfance dans une culture occidentale profondément imprégnée de cosmopolitisme.De l'esprit occidental, le marxisme était à leurs yeux la dernière expression, mais en aucun cas la seule. Collaboraient avec eux de nombreux intellectuels de province, tels Lénine et Krassine, qui n'étaient pas issus du même milieu et qui, ne pouvant combler leur retard initial, avaient tendance à traiter le marxisme comme un dogme religieux. Struve, encore étudiant à l'université, déclarait hardiment que les fondements philosophiques du marxisme étaient insuffisants et devaient être remplacés par le système néo-kantien de Riehl ; Lénine au contraire, sachant à peine qui étaient les néo-kantiens, disait fièrement accepter toutes les vues de Marx et d'Engels. D'autre part, Struve et ses amis étaient singulièrement mal préparés aux activités clandestines, quoique, à l'occasion, ils aient commis des actes qui leur auraient à coup sûr valu d'être arrêtés et condamnés à de lourdes peines d'exil s'ils avaient été découverts par la police. Ces deux cercles, l'un rassemblé autour de Struve, l'autre autour de Lénine, formaient en 1894-95 une sorte de front uni contre les populistes. A l'initiative d'Alexandre Potressov et sous son autorité furent publiés légalement plusieurs livres et périodiques qui contribuèrent grandement à populariser la nouvelle doctrine en Russie. L'union dura jusqu'à l'été de 1899. Struve et Boulgakov eurent beau faire de temps à autre, entre 1895 et 1899, des déclarations qui pouvaient difficilement être tenues pour marxistes, leurs alliés passèrent sur ces écarts, dans l'intérêt de l'unité à préserver et avec l'espoir que les fautifs s'amenderaient. Le mouvement révisionniste à proprement parler ne se constitua qu'au début de 1899, sous l'impulsion des thèses et du livre d'Edouard Bernstein. Mais une fois lancé, il dépassa de loin le révisionnisme allemand en portée et en audace. Tougan-Baranovski s'en prit à la théorie marxienne du capital et de la « réalisation » [de la plus-value], Struve à l'idée d'un effondrement catastrophique du capitalisme et à la théorie de la valeur ; quant à Boulgakov, il démontra, en partant des statisti9.ues de l'agriculture russe, combien était fragile la théorie de la concentration. Deux ans plus tard, le mouvement était allé si loin que, sur l'intervention de Plékhanov et de ses émules, ses inspirateurs furent « expulsés » de la social-démocratie et se joignirent aux libéraux. R. Kindersley relate cette histoire en détail et avec beaucoup de clané, en se fondant sur des Biblioteca Gino Bianco 305 sources variées, y compris quelques pièces d'archives. Ses moindres mérites en tant que savant ne sont pas la précision et la prudence du jugement, qualités plutôt rares dans un domaine où presque tous les historiens qui l'ont précédé ont cru devoir trier soigneusement et interpréter les sources afin d'étayer leurs propres thèses, avant tout politiques. Son exposé est des plus solide, et il sera sans doute longtemps considéré comme un classique. Tout en louant les mérites de Pouvrage, il faut néanmoins formuler des objections sur deux points. Quoique ayant trait à la terminologie, ils ont une grande portée historique. De bout en bout, l'auteur fait la distinction la plus nette entre les « marxistes orthodoxes » et les autres, appelés « marxistes légaux », au nombre desquels il compte les cinq publicistes énumérés plus haut. Appliqués aux années 1890, ces deux adjectifs, « orthodoxe » et « légal », font l'effet d'un anachronisme. Pour commencer, dans les année:s 90 il n'y avait pas dans la social-démocratie russe de distinction entre « orthodoxie » et «non-orthodoxie». N'est-ce pas à Struve, le moins «orthodoxe» des marxistes, que l'on demanda en 1898 de rédiger le manifeste officiel du parti social-démocrate ouvrier de Russie nouvellement fondé, les adhérents manifestant par là leur pleine et entière confiance dans le marxisme de Struve ? A la même époque, chez Lénine, en qui l'auteur voit l'incarnation même de l' « orthodoxie », certains signes trahissaient nettement l' «hétérodoxie ». Nous savons, par exemple, qu'à son arrivée à Saint-Pétersbourg en 1893, il était si enclin à la terreur comme moyen de combat politique qu'il eut du mal à entrer, à l'Institut technologique, dans un cercle marxiste. L' «hétérodoxie » des vues sur le Parti qu'il manifesta par la suite est trop connue pour qu'on y insiste. En réalité, dans les années 90, il n'y avait pas en Russie de marxistes «orthodoxes» ou «hétérodoxes». La différence entre les Struve et les Boulgakov d'une part, les Lénine de l'autre, était, nous l'avons dit, affaire de formation et de tempérament, non d'idéologie. Le concept d'« orthodoxie» n'apparut que dans la deuxième moitié de 1899, après que l'initiative de Bernstein eut rendu nécessaire de prendre position sans équivoque. « Orthodoxes » furent ceux qui s'affirmèrent contre Bernstein. Lénine était du nombre, mais avec lui tous les principaux futurs menchéviks. Employer le mot «orthodoxie » à propos de l'histoire du marxisme russe d'avant 1899, c'est verser dans l'anachronisme. Il en va de même du terme « marxisme légal », qui n'existait point dans les années 90. L'auteur le souligne lui-même, il ne fut forgé qu'en 1900. C'était l'époque où la coalition marxiste, formée en 1894-95, avait fini par se rompre; les marxistes désormais qualifiés d'« orthodoxes» se P.réparaient activement à publier un journal illégal, l'Iskra, pour contrebalancer les publications
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