304 Mais revenons à l'Amérique. Il est encore difficile de comprendre pourquoi une nation qui professe sa foi en l'économie du marché libre a été si unanimement prête à croire., sans aucune preuve à l'appui, que l'économie planifiée de l'Union soviétique était en passe de la rattraper rapidement. On est presque tenté de demander aux spécialistes de la psychologie sociale s'il ne s'agit pas là d'une forme d'aspiration collective à la mort. Il est encore plus difficile de comprendre l'attitude de tel groupement fort connu d'hommes d'affaires américains. Le directeur de son service d'études a récemment expliqué qu'après avoir examiné la productivité soviétique, ledit groupement n'avait pas encore décidé s'il devait affirmer que la productivité soviétique croît plus lentement que l'américaine, afin de démontrer les mérites de l'économie de marché, ou bien que la croissance soviétique ~st plus ~apide~ afin d'inciter le gouvernement des Etats-Urus à st1muler davantage l'économie nationale. Cette attitude opportuniste devant la vérité n'est ni de bonne pratique, ni de bonne politique, ni de bonne morale. COLIN CLARK. Les premiers révisionnistes RICHARD KINDERSLEY : The First Russian Revisionists : A Study of Legal Marxism in Russia. Londres 1962, ClarendonPress: Oxford University Press, 260 pp. LE (( RÉVISIONNISME )) marxiste, qui suscite aujourd'hui tant d'intérêt chez ceux qui étudient les idées sociales, a eu une histoire mouvementée en Russie, et à peine connue en Occident. Qu'il suffise de dire qu'un ouvrage collectif de valeur · publié récemment par Leopold Labedz sous le titre Revisionism, ne consacre pas un seul de ses vingt-sept chapitres aux premiers révisionnistes russes et _queGeorge Lichtheim, qui fait pourtant autorité en la matière, liquide en quelques \)hrases le révisionnisme russe dans son livre mtitulé Marxism. Or on peut dire du révisionnisme non seulement qu'à certains égards il est né à SaintPétersbourg, mais que c'est là qu'il s'est développé de la façon la plus hardie et originale. L'étude de R. Kindersley, qui entreprend d'examiner à fond ce phénomène, est donc la bienvenue. Mis à part quelques travaux soviétiques., utiles mais tendancieux, tels ceux d'Angarski et de Prager, c'est· le premier ouvrage qui sonde les écrits dispersés et souvent obscurs parus dans les années 90 et où un groupe de jeunes et brillants publicistes soumettait certains aspects de la doctrine de Marx à une critique « marxiste ». Le livre a pour sujet cinq penseurs : Pierre Struve, Tougan-Baranovski, Serge Boulgakov, Nicolas Berdiaev et Simon Frank. Tous commencèrent à écrire alors qu'ils étaient marxistes, . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL c'est-à-dire opposés à la croyance slavophile en une «voie originale » pour la Russie et à la prétendue «méthode subjective » en sociologiepréconisée par Mikhaïlovski et Pierre Lavrov. Peu à peu, ils tournèrent à la «critique » marxiste et., après avoir vainement incité la masse des socialdémocrates russes à les imiter, rompirent avec le mouvement_. Sauf Tougan-Baranovski, qui demeura« progressiste» jusqu'à sa mort survenue en 1918, tous aboutirent par la suite à l'Église et à la foi, ils devinrent adversaires du socialisme sous toutes ses formes. Sur le plan du savoir et de l'éclat intellectuel, Struve domine le lot, et c'est à juste titre que R. Kindersley met en relief celui en qui l'on trouve à la fois « quelque chose du primus inter pares et du facile princeps». En fait, à certains égards, le livre est consacré aux dix années de marxisme de Struve. Le marxisme russe fut un phénomène complexe. De façon assez paradoxale, il fit son apparition sous des auspices populistes : ce sont les populistes qui, les premiers, traduisirent Marx en russe, répandirent ses idées et parfois (dans le cas de Nicolas Danielson par exemple) s'efforcèrent d'appliquer de manière créatrice les méthodes d'analyse marxiste à l'économie agricole de la Russie, relativement arriérée à la fin du xixe siècle. C'est surtout pour dénoncer les maux du capitalisme et pour appuyer leur thèse selon laquelle la Russie pouvait et devait éviter la phase capitaliste du développement économique qu'ils se référaient à Marx. Bien qu'ayant personnellement en horreur le mouvement slavophile et la notion du caractère exclusif attribué à la Russie, Marx, dans ses rapports avec les socialistes russes, encourageait l'usage que ces derniers faisaient de ses théories, ou du moins ne les décourageait pas explicitement. Jusque vers 1892-93, le marxisme en Russie (pour le distinguer de celui de l'émigration) n'eut pas d'existence propre. Quant le marxisme proprement dit prit corps en Russie au début des années 90, son premier soin fut de libérér Marx de l'hypothèque populiste. Au début, le mot d'ordre de ses adeptes était bien choisi : « Vive le capitalisme russe ! » Seul le capitalisme, estimaient-ils, pouvait mettre un terme à l'ordre social et économique anachronique du pays et frayer ainsi la voie à une société socialiste. Ils réfutaient deux axiomes populistes : l'un, qui faisait du capitalisme un obstacle au socialisme, l'autre, qui attribuait à des intellectuels la mission de présider aux destinées historiques d'un peuple. La marche de l'histoire, faisaient-ils valoir, dépend essentiellement des facteurs « objectifs » inhérents aux modes de production et de leurs relations avec la superstructure de la société. Aidés par' l'extraordinaire essor industriel de la Russie dans les années 90, les marxistes éclipsèrent pour un temps leurs adversaires populistes et réussirent, pour tous les objectifs pratiques, à dissocier Marx du popuHsme. Cependant, tout en présentant un front uni à leurs adversaires, ils étalent eux-mêmes assez divisés à l'époque, non •
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==