Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

QUELQUES LIVRES Bien des admirateurs du système soviétique attendaient du professeur Bergson des conclusions favorables à leur cause ; ses découvertes négatives leur porteront un grand coup. Depuis plus de dix ans, tant à Columbia University qu'à Harvard, A. Bergson et ses collaborateurs ont patiemment réuni tous les renseignements statistiques disponibles sur la productivité soviétique. Les résultats antérieurement acquis étaient cependant exprimés en roubles courants, ayant un pouvoir d'achat des plus variable. Dans le dernier volume en question, il s'agissait de grouper les renseignements, de les adapter à l'évolution des prix et d'estimer la tendance générale de la productivité. Il existe, à vrai dire, un procédé pour gonfler considérablement la productivité soviétique, lequel n'a pas manqué d'être déjà très exploité par les statisticiens communistes : il consiste à répertorier toutes les marchandises sur la base des indices des prix des années 20, alors que les prix alimentaires étaient très bas et les machines (que la Russie ne fabriquait alors qu'en petit nombre) fort chères. Grâce ·à cet ingénieux stratagème, le taux de -la croissance des industries mécaniques est fortement exagéré, en même temps que les piètres résultats en matière agricole sont manifestement minimisés. A. Bergson s'exprime sur cette recette de manière plutôt sibylline. Mais en prenant pour base les indices des prix soviétiques de n'importe quelle autre période, il découvre que le rendement par travailleur, corrigé en fonction des modifications intervenues dans le nombre des heures de travail non agricole, a augmenté en Union soviétique pendant la période 1928-55 à la moyenne annuelle de 2,1 %, précisément comme aux États-Unis. Si l'évaluation avait été faite en dollars, le chiffre soviétique eût été plus faible ; et encore plus faible si la modification dans les heures de travail à la campagne, tout comme dans l'industrie, était entrée en ligne de compte. Car le nombre total des heures de travail agricole a diminué aux ÉtatsUnis, alors que les kolkhoziens ont dû travailler beaucoup plus longtemps qu'en 1928, quand ils étaient encore des paysans libres. Les conclusions de N. Iasny rejoignent celles de Bergson. Le livre de G. Nutter, The Growth of Industrial Production in the Soviet Union, est un bel ~xemplede l'immense travail parfaitement objectif qui a fondé la réputation du Bureau national [aux États-Unis] de recherches économi~ues pendant ses quarante années d'existence. L ouvraf~~ dont la moitié est consacrée à des notes tee ·ques ardues, n'est pas d'un abord facile au profane. Néanmoins, les conclusions essentielles (pp. 175 et 229) sont claires comme le cristal : pour toute période comparable, le taux de croissance de fa productivité industrielle par homme-heure en U.R.S.S. est nettement Biblioteca Gino Bianco 303 plus faible qu'aux États-Unis. De 1913 à 1955, le taux moyen de croissance de la productivité a été de 1 ,9 % par an en Union soviétique et de 2,8 % aux Etats-Unis. Dans le même temps, le taux de croissance du produit industriel total a été en U.R.S.S. légèrement supérieur : 4,1 % par an contre 3,8 aux États-Unis. Et ce en raison de la proportion rapidement croissante de la main-d'œuvre affectée à l'industrie (aux ÉtatsUnis, la proportion de la main-d'œuvre dans l'industrie diminue). Il existe des limites évidentes à ce processus : Khrouchtchev manque déjà de bras dans l'agriculture. Notons aussi que de 1870 à 1913, sous les tsars, en dépit de tous les défauts d'alors, le taux de croissance du produit industriel total en Russie fut légèrement supérieur aussi à celui des États-Unis. Des tableaux de G. Nutter, il ressort clairement que les principaux progrès soviétiques en matière de productivité ont été réalisés dans la métallurgie, la construction mécanique et l'industrie chimique, c'est-à-dire les secteurs les.plus voyants. Très habilement, les Russes ont su détourner notre attention des industries alimentaires et textiles et des matériaux de construction, qui n'ont pas été aussi favorisées par le pouvoir et où la productivité n'a progressé que faiblement. Tout en étant foncièrement l'œuvre d'un économiste, le livre de G. Nutter contient certains morceaux qui intéresseront le spécialiste de l'histoire ou de la politique. Ils découlent des efforts de l'auteur pour analyser les chiffres de production de la période si confuse 1937-40, pendant et après les épurations sanglantes au cours desquelles Staline extermina ses généraux, puis la plupart de ses compagnons et des cadres, les gens « politiquement peu sûrs » étant emprisonnés par millions. La production, cela va de soi, en souffrit beaucoup. Mais « les événements de ces années sont enveloppés dans un mystère qui ne se dissipera peut-être jamais ». Jusqu'à la signature du pacte Hitler-Staline en août 1939, qui entraîna la deuxième guerre mondiale, les forces armées soviétiques furent renforcées et rééquipées. Mais « l'industrie soviétique n'avait nullement été mise sur le pied de guerre à la fin de 1940 » ; et les documents secrets tombés aux mains de la Wehrmacht, puis saisis par les Américains, montrent que le Kremlin élaborait ses plans pour 1941 en postulant une année de développement pacifique. Force est de tirer la conclusion étonnante que Staline se fiait vraiment à la parole de Hitler. Ce qui a été confirmé récemment par l'historien soviétique Khavine (Histoire de I' U.R.S.S., 1959, n° I) : « Dans les années qui ont précédé immédiatement la guerre, les possibilités de renforcement de la caeacité de défense du pays ont été loin d'être utilisées à plein. Cela a été dft en partie à l'évaluation incorrecte de la situation militaire et politique faite par J. V. Staline à la veille du conflit, à sa confiance manifestement exagérée dans le pacte conclu avec l'Allemagne. »

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