300 le Liber introductorius, destiné à la propagande ·chiliastique dans les masses populaires. L'exégèse de Joachim servit de drapeau aux franciscains de stricte observance, dits « spirituels », qui s'opposèrent aux franciscains modérés. Ces derniers acceptaient l'obédience de Rome, l'usufruit des biens dont le pape gardait la propriété, des chaires dans les universités. Les «spirituels », eux, dénonçaient ces concessions au temporel en tant que contraires à l'esprit de saint François et ils s'identifièrent à un nouvel ordre monastique annoncé par Joachim comme devant faire accéder l'humanité au règne de !'Esprit. Ils attribuèrent à l'abbé de Flore des prophéties que, sans nul doute, celui-ci aurait rejetées avec horreur. A l'intérieur de l'ordre de saint François, « spirituels » et joachimites formèrent, pour s'emparer du pouvoir, ce que nous appelons aujourd'hui une fraction. En 1247, au chapitre d'Avignon, ils emportaient la majorité et un des leurs, Jean de Parme, fut élu général de l'ordre. Il avait enseigné en Italie, puis à l'université de Paris et, en dépit de son rigorisme, avait bénéficié jusque-là sinon des sympathies, du moins de l'indulgence · du pape Innocent IV. Devenu chef des frères mineurs, il remplaça l'Évangile chrétien par l'Évangile éternel et, en 1254, le fit prêcher publiquement sur le parvis de Notre-Dame par le frère Gérard di Borgo San Donnino, un joachimite sicilien nommé professeur de théologie à l'université de Paris. Frère Gérard était l'auteur présumé du Liber introductorius et voici comment, suivant un texte prétendu de Joachim, il décrivait les événements relatifs au Jugement - lequel, rappelons-le, était prévu pour 1260 : Cinq guerres précéderont ce jour terrible. La première sera déchaînée entre les paysans et les clercs ; le~ paysans vaincront complètement les clercs et l'Eglise romaine, au point que les tonsurés laisseront repousser leurs cheveux. La seconde guerre aura lieu entre les laïcs et l'Église, se déroulera de la même manière, et ni le pape ni les cardinaux n'oseront se montrer. La troisième guerre aura lieu entre les paysans et les nobles. Les paysans écraseront les nobles, et de cette victoire sortira l'égalité : tous seront égaux 12 • Les quatrième et cinquième guerres auront lieu entre chrétiens et Sarrasins. Après une grave défaite, les chétiens seront finalement victorieux. Enfin frère Gérard prohétise l'avènement de l'empereur de tous les chrétiens, qui fixera sa capitale à Jérusalem : Le monde entier sera en paix. Et toutes choses seront une, et chacun aimera son prochain comme le Pjre aime le Fils. C'est donc la révolution sociale et l'avènement de !'Empereur des derniers jours que les francis12. L'Évangile éternel, pp. 166 sqq. Biblioteca Gino Branco DÉBATS ET RECHERCHES cains joachimites prêchèrent à Notre-Dame de Paris. Le scandale fut énorme et permit aux universitaires et au clergé régulier d'attaquer, en même temps et selon un curieux « amalgame », dominicains, franciscains modérés et« spirituels». Le troisième âge de !'Esprit sortait des controverses monastiques sur l'avenir de la chrétienté pour apparaître sous les dehors d'une révolution égalitaire, détruisant l'ordre médiéval ; en même temps, il s'annexait le puissant mythe du dernier Empereur qui, depuis des siècles, constituait la trame permanente des espoirs et des révoltes millénaristes 13 • Le joachimisme militant rejoignait le panthéisme des Frères du Libre Esprit qui affirmait l'égalité naturelle des hommes en qui s'incarne !'Esprit saint et concluait à la disparition de toutes les contraintes hiérarchiques. La répression ne se fit pas attendre. Le pape maintint l'existence des ordres mendiants contre l'avis de l'Université; mais Joachim de Flore fut condamné à nouveau, l'Évangile éternel brûlé, ses détenteurs arrêtés ou excommuniés. Jean de Parme, « démissionné » de son poste de général des franciscains, fut remplacé, dans un chapitre organisé par le pape Alexandre IV, par un franciscain modéré, saint Bonaventure (1257). L'ordre fut réformé dans un sens disciplinaire et soumis étroitement à l'autorité de Rome. Devant un tribunal présidé par Bonaventure en personne, Gérard et de nombreux religieux furent condamnés aux fers et à la prison perpétuelle ; Jean de Parme fut exilé. En définitive, la répression fut très modérée si on la compare à celle des autres mouvements hérétiques du siècle. L'Église, accusée violemment de corruption, ne pouvait détruire les ordres mendiants sans prêter le flanc aux attaques de ses ennemis ; elle se contenta de les discipliner et de les surveiller. Le joachimisme eut de profondes résonances en Allemagne et aux Pays-Bas aux x111e et x1ve siècles 14 • Pendant trois siècles, le mythe du troisième âge, de l'avènement du Saint-Esprit, est, à peu de chose près, le fonds commun de tous les mouvements millénaristes et révolutionnaires. Dans l'attente de la parousie toute proche ils pensaient inaugurer le nouveau règne de !'Esprit sur 1~terre. La date fatale de 1260 fixée par Joachim fut repoussée chaque fois que ce fut nécessaire. Des sectes exigèrent la mise en commun des biens, les unes par souci d'ascétisme et de renoncement, les autres, au contraire, par exaltation d'une liberté totale des mœurs. En Italie, les «spirituels» continuèrent leur action longtemps après 1260, avec Gérard Segrelli qui devait périr sur le bûcher en 1293. Au Piémont, la petite troupe des « apostoliques », leurs successeurs, conduite par Fra Dolcino et une femme nommée Marguerite, prit le maquis et fut écrasée en 1307 par les troupes de l'évêque de Verceil. 13. Cf. Norman Cohn, passim. 14. Cf. Norman Cohn, chap. v.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==