Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

M. COLLINET l'existence d'un Empire universel. Joachim a été tenu pour un fervent gibelin, un précurseur de Dante. Cependant, par conviction ou par intérêt, il ménageait le pape, et son adhésion à la cause impériale semble, si nous en croyons Aegerter, le résultat d'un malentendu. Lorsque Henri VI, à peine sacré empereur, entreprit la conquête du royaun1e des Deux-Siciles, Joachim voulut sauver de la destruction son monastère calabrais. Dans une entrevue avec le monarque, il jugea habile de lui prophétiser une victoire pacifique, à condition de ménager l'avenir et de respecter l'ordre auquel il appartenait. Quelques années plus tard (1194), le trône de Sicile devenu pratiquement vacant par la mort du roi Tancrède, Henri VI occupa le pays sans rencontrer de résistance et combla de bienfaits le monastère de Flore. En dépit des atrocités exercées par Henri VI sur les nobles siciliens et de tout ce que Joachim devait à ceux-ci, il resta fidèle à l'empereur ; à aucun moment il ne mêla le mysticisme à la politique. Convaincu que sa patrie sicilienne avait perdu toute signification historique, il soutint Henri VI, sans doute pour des raisons d'intérêt matériel, mais aussi parce qu'il représentait à ses yeux l'espoir en un Empire universel. Il tint à absoudre l'abominable empereur et même à le réconcilier avec le pape. Confesseur de la veuve d'Henri VI, Joachim intrigua auprès du pape Innocent IV pour que les droits à la couronne de Sicile du fils de celle-ci, le futur Frédéric II, fussent reconnus. Le pape, devenu tuteur de Frédéric, devait ultérieurement le hisser à la tête de l'Empire (1220). Joachim était mort et il ne put assister à l'extraordinaire carrière de son jeune protégé. Frédéric II devait être pour les uns l'empereur messianique des derniers jours, l'homme appelé à réaliser le royaume de Dieu sur la terre ; pour les autres, l'incarnation de l'Antéchrist - cela au nom de la même croyance millénariste... DE SON VIVANT, Joachim fut couvert d'éloges par la papauté. Mort, on le condamna au concile de Latran (1215) pour avoir séparé dans le temps l'activité des trois personnes de la Trinité. Le concile y vit une tendance au trithéisme. En même temps que lui furent condamnés deux autres disparus : Scot Erigène, mort depuis 350 ans, et le panthéiste Amaury de Bène, mort huit ans plus tôt, dont l'influence religieuse et politique devait se révéler immense sur le mouvement millénariste des x111e et x1ve siècles 9 • Scot Erigène et, après lui, la plur,art des théologiens du x118 siècle, convaincus d hérésie, avaient cherché un contenu métaphysique au mystère de la Trinité dans les voies du néo-platonisme. 9. Cf. Norman C.Ohn,chap. VII et VIII. Biblioteca Gino Bianco 299 Parmi eux, Gilbert de la Porrée, condamné vers 1147, affirmait que les substances individuelles n'acquièrent leur essence que par les formes à elles inhérentes. Ainsi la forme divine unique était inhérente aux trois personnes, qui pouvaient alors manifester leur autonomie. D'après une exégèse de Paul Fournier 10 , Joachim se serait inspiré de Gilbert de la Porrée; il en aurait précisé la thèse, considérant les trois personnes comme des sortes de démiurges historiques. Cependant, ce n'est pas un véritable métaphysicien. Distinguant cinq espèces de compréhension, il les range dans un ordre ascendant de la manière suivante : l'histoire, la morale, la métaphysique, la contemplation et enfin la mystique 11 dont il dit : cc Elle est ainsi nommée parce qu'aucune autre compréhension intellectuelle ne s'élève au-dessus d'elle. Elle donne assurément l'explication supérieure. » Joachim attribue en outre des sexes aux diverses compréhensions; ainsi la morale et la contemplation sont féminines et, comme telles, soumises aux compréhensions mâles : l'histoire et la métaphysique. Ce qui veut dire, selon nous, que la morale ou la contemplation ne se conçoivent que dans un climat historique ou métaphysique donné, dont elles procèdent. Ayant introduit la nécessité en histoire, il ne peut que lui subordonner la vie morale et, avec elle, les mutations de la vie sociale qu'impliquerait l'avènement du troisième âge. La mystique de Joachim, ce n'est donc pas la connaissance par ignorance, dont parle Denys l'Aréopagite, mais la source intuitive de l'explication par analogies et similitudes. Ainsi comprise, la mystique lui est un moyen de transformer des événements contingents en nécessités historiques ; elle lui permet d'apparaître non comme un prophète illuminé, mais comme un analyste des forces profondes de l'histoire humaine. Joachim avait l'âme trop inquiète pour vivre dans l'ignorance conformiste que saint Bernard imposait à son ordre. Il acceptait l'ascèse physique des cisterciens, leur mépris des biens matériels, mais en revanche, pratiquant le credo ut intelligam, il rompit leur discipline et défendit contre eux la libre recherche spirituelle. IL ADVINT de Joachim ce qui arriva à la plupart des créateurs de systèmes. Après sa mort, ses admirateurs firent de lui un prophète illuminé et fanatique, l'ange annonciateur des temps apocalyptiques. Ils rassemblèrent les rares copies de ses manuscrits pour en constituer l'Évangile éternel, succédant à celui du Christ et qu'avait annoncé l'Apocalypse. Ils y interpolèrent des textes apocryphes et en tirèrent un résumé, 10. Trois ltudes sur Joachim de Flore, Paris 1909. 11. Le Psaltérion à dix cordes, p. 161.

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