298 et des moines par qui le monde doit être sauvé. ·Ainsi, conformément aux traditions eschatologiques, Joachim de Flore recherche la coïncidence des nombres et, sollicitant les textes pour y déceler les concordances, il ne fait, pense-t-il, que leur donner un sens « choisi selon les lois de la mystique » 7 • D'un état à l'autre, pas de révolution brutale, chacun étant instauré au sein du précédent par un précurseur : Adam avant Abraham, Ozias avant le Christ, saint · Benoît avant le SaintEsprit. Aux états correspondent des structures sociales différentes. D'abord la tribu juive, ce que Joachim appelle l'ordre des époux, qui dépend du Père dans les deux sens du mot. Puis « l'ordre des clercs, qui caractérise le second état, dépend du Fils. L'ordre des moines enfin, auquel sont dévolus les grands âges de la fin des temps, dépend de !'Esprit 8 • » Or l'Église des clercs se trouve, à la fin du xne siècle, atteinte d'une dégénérescence que Joachim décrit avec indignation : La vie des clercs., de ces hommes qui avaient coutume de répandre les rayons de leur lumière sur le peuple., ô douleur ! nous la voyons chavirer dans la chair et le sang. Rien en elle n'apparaît spirituel., rien n'apparaît tourné comme jadis vers le ciel... ...et, citant le Christ : « Le frère livre son frère à la mort ; les fils se dressent contre leurs parents et leur donnent la mort » (Ibid., pp. 210 sqq.). De la même façon, Joachim fustige les églises d'Orient pour leurs dépravations, les moines et ermites qui ont abjuré leur foi sous la pression musulmane, et, en Occident, les hérésies cathare et vaudoise avec leur conception du Dieu mauvais. Mais, au troisième âge, un nouvel ordre monacal, encore ignoré des hommes, verra le jour, fondé sur la pure contemplation de !'Esprit. A ce moment, l'Église des clercs aura disparu en même temps que l'âge du Fils. EN DÉPIT de ses anathèmes, Joachim juge les époques en historien objectif. Le mal n'est pas dû à la malignité des hommes, il n'est qu'un signe visible de ce fait qu'une époque historiquement nécessaire est en train de glisser dans le passé : Je ne crois pas avancer ici une hypothèse imprudente. Le temps écoulé avant la Loi, le temps écoulé sous le signe de la Loi., le temps écoulé sous le signe de la Grâce furent nécessaires : nous devons donc tenir pour non moins nécessaire une autre période du temps (Ibid., p. 92). Après cette affirmation d'un déterminisme historique, il proclame sa foi en !'Esprit : « Il y eut le temps de la Lettre. Voici venir celui de 7. La Concorde, p. 67. . 8. Explication de l' Apocalypse, p. 93. Bibl.ioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES l'Esprit, l'heure de la compréhension spirituelle et de la manifeste vision de Dieu. » Mais avant ce sabbat spirituel, l'humanité doit souffrir les pires maux. Le XIIIe siècle va vivre les tragédies du sixième sceau de l'Apocalypse. La « bête qui sort de la mer» (Ap. 13, 1), c'est le monde musulman qui apparaît au-delà de la Méditerranée, et plus précisément Saladin qui s'est emparé de Jérusalem ; mais la mer, c'est la société flagellée, suivant la prophétie de Daniel, par les quatre vents du ciel, c'est-à-dire par les quatre évangélistes et, au temps de Joachim, par les ordres prêcheurs. De nombreux antéchrists surgiront ; la Babylone nouvelle - mauvais prêtres, riches et puissants - sera détruite. La nouvelle Jérusalem qui sortira de cette péi:iode de troubles sans nom ne connaîtra plus d'Eglise organisée. Dans le présent, gouvernée par le souverain pontife auprès duquel Joachim ne manque jamais de protester de sa soumission, l'Église « gère pour le Christ toute la terre et la gérera jusqu'au jour où Celui qui est véritablement le Pontife suprême viendra chercher ses brebis» (Ibid., p. 142). Alors, « dans cette cité dont il est parlé plus haut, nul temple élevé par des mains humaines n'apparaît nécessaire et nul collège de prêtres ne s'impose pour apprendre de nouveau au peuple les voies de Dieu » (Ibid.) . Sa vision nihiliste, Joachim la tempère en soumettant ses manuscrits au pape et en l'adjurant de supprimer tout ce qu'il y trouverait de répréhensible. Il met en garde ses lecteurs contre une interprétation qui ferait de lui un révolté, un destructeur de l'ordre établi. Il ne prétend qu'à élucider le sens plus ou moins caché des Ecritures. Si l'Église romaine est mortelle, cela ne dépend point de celui qui sonde les mystères historiques, mais de la volonté de Dieu inscrite dans les textes saints. De fait, contre la multitude de ses ennemis, Joachim fut jusqu'à sa mort défendu par Rome, comme lui-même défendit la papauté contre les hérétiques. Durement secou_éeen .O!ient comme en Occident, l'Église romaine faisait la part du feu en tolérant les proph~ties qui lui, donnaient un .s~rsis avant que ne soit consomme le funeste sixième sceau de l' Apocaly.pse.Prophétiser la fin de l'Église relevait d'un mysticisme historique et non d'une volonté de l'anéantir. Et que la société monachiste naisse un jour de la fondation d'un ordre unique, prédit par Joachim - mais dont il eut la sagesse de ne pas préciser les règles, - cela signifierait que l'Eglise romaine avait rempli sa mission d'amener l'humanité à une forme supérieure de la chrétienté. , '* 1- '1SI l'Église était caduque, la monarchie ne l'était pas nécessairement. L'ordre monastique, qui eût été incompatible avec le pouvoir temporel du pape, ne l'était pas avec
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