, JOACHIM DE FLORE ET LE TROISIÈME AGE par Michel Collinet DEPUIS le début de l'ère chrétienne, en Europe, les prophéties apocalyptiques ont hanté l'esprit des clercs. Les vieux mythes gréco-latins sur l'âge d'or se combinèrent avec les prophéties judaïques, l'Apocalypse de Jean et les oracles sibyllins pour annoncer l'avènement plus ou moins proche d'un royaume des saints et d'une seconde, définitive venue du Christ sur la terre. Ces mille années de justice et de bonheur pour les hommes devaient être précédées de terribles catastrophes sous le règne de l'Antéchrist, incarnation de Satan et génie destructeur de l'humanité. Au début du x1e siècle, selon Norman Cohn 1, cette attente anxieuse d'une ère de cataclysmes s'empara des masses populaires et donna aux troubles sociaux l'aspect millénariste qui ne devait guère s'atténuer pendant tout le Moyen Age. L'élan des croisades ne pourrait se comprendre sans les espérances eschatologiques que celles-ci suscitèrent à travers les différentes classes sociales 2 ,. particulièrement dans les couches déshéritées et mobiles qui résultent d'un « décloisonnement» (Alphandéry) de la société. En , marge des croisades, des charlatans se faisant passer pour des thaumaturges trouvèrent un terrain d'action favorable dans les révoltes urbaines ou paysannes contre l'Église et les seigneurs, et ils contribuèrent à entretenir les espoirs messianiques des foules. Les princes eux-mêmes ne se privaient pas de les exploiter en s'assimilant au Dernier Empereur qui devait apporter un âge d'or définitif. A cette eschatologie chaotique, aux sources diverses et pénétrée d'interprétations contradictoires, manquait une idée directrice qui lui 1. Cf. Les Fanatiques de /'Apocalypse. 2. Cf. Alphandéry et Dupront : La Chrétienté et l'idée de croisade. . Biblioteca Gino .Bianco assurât une autorité incontestable, même auprès des princes de l'Église. Il appartenait à un moine calabrais, l'abbé Joachim de Flore, de justifier l'eschatologie millénariste à l'aide de ce qui fut nommé depuis une philosophie de l'histoire. Son« influence, dit Paul Vulliaud, a été si durable et si profonde qu'il n'a rien laissé, dans la suite, à imaginer par les esprits les plus. inventifs» 3 • Le mouvement joachimite, se propageant à l'intérieur comme à l'extérieur du clergé régulier, ébranla l'Église. On peut ajouter, sans grande erreur possible, que tous les mouvements millénaristes jusqu'au xv1e siècle empruntèrent leurs traits au joachimisme. Qui donc était l'abbé Joachim? Né autour de 1130, mort en 1202, il fut appelé le Grand Prophète du Troisième Age (l'âge du Saint-Esprit). Il servit d'abord à la cour de Roger II, le roi normand des Deux-Siciles. Après un voyage à Constantinople, puis à Jérusalem, alors gouvernée par un prince chrétien (vers 1155), il entra, non sans difficulté, dans l'ordre de Cîteaux, le plus rigoureux de tous les ordres monastiques. Il s'y spécialisa dans l'étude des Écritures. Conformément à la règle de saint Bernard, il s'intéressa peu à la théologie et aux sept arts libéraux et, hors le problème de la Trinité, resta étranger aux querelles philosophiques de son siècle. Mais la règle, qui faisait de l'ignorance et du conformisme intellectuel la vertu suprême, était incompatible avec sa volonté de connaissance : la réputation de Joachim devint telle qu'il obtint de Rome l'autorisation de quitter les cisterciens, sous la condition qu'il étudierait particulièrement la signification de l'Apocalypse de Jean. Libéré 3. La Fin du monde, p. 103.
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