Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

N. COHN Fin~lement, lorsqu'on considère les groupes millénaristes anarcho-communistes qui fleurirent vers la fin du Moyen Age, on est immédiatement frappé par le fait suiv~t : c'est t~ujours ,à l'oc~- sion d'une grande revolte ou d une revolutton que ces mouvements virent le jour. Il en va ainsi de John Ball et de ses partisans durant la révolte des paysans anglais de 1381 ; des ext_rémistes des premières années de la révolution hussite en Bohême (1419-1421); de Thomas Muntzer et de sa Ligue des élus pendant la guerre des paysans allemands en 1525. Également des anabaptistes révolutionnaires de Münster, car l'instauration de la Nouvelle Jérusalem fut l'aboutissement d'une série de révoltes qui affectèrent non seulement Münster, mais aussi tous les États ecclésiastiques du Nord-Ouest del' Allemagne. Dans tous ces cas, l'insurrection populaire se proposait des object~s ~mités et réa~st~s, mais son atmosphère entramait la constltutlon de groupes millénaristes sui generis. Au fur et à mesure que la tension montait et que la révolte prenait des proportions nationales, un prophète surgissait, quelque part en marge du mouve11_1ent révolutionnaire, suivi de ses pauvres et soucieux de transformer ce mouvement en une bataille apocalyptique afin de ,Purifier définitiyeme~t l'univers. C'est le même etat de choses qw devait se répéter dans la Russie de 1917, quand la révolution spontanée et populaire fut déviée, et en fin de compte détruite, par Lénine et sa secte. Le prophète lui-même appartenait à une catégorie sociale particulière qui changea peu au cours des siècles. Un grand nombre de prophètes étaient membres du bas clergé ; c'étaient des moines, des prêtres ou des frères qui, pour une raison ou pour une autre, avaient rompu avec l'Église. Thomas Muntzer en est l'exemple le plus célèbre. A leurs côtés se trouvaient également des membres excentriques de la petite noblesse, comme Eudes de !'Etoile et Emico d~ Leiningen, et nombre de laïques obscurs qui étaient parvenus d'une manière quelconque à acquérir la culture d'U? clerc : }es B~gard~hérétiques, Conrad Schmid, le Revolutionnaire du Haut-Rhin, Jean de Leyde, etc. Quelle que fût leur histoire individuelle, ils constituaient collectivement une couche sociale distincte, une intelligentsia frustrée et de second ordre. C'est dans ce monde agité d'intellectuels et de semi-inte~ectuels déclassés que la doctrine eschatologique était non seulement étudiée et préservée, mais Biblioteca Gino Bianco 295 produite et élaborée jusqu'à pouvoir servir d'idéologie révolutionnaire. Il suffit d'évoquer les Frères du Libre Esprit, qui commencèrent par élaborer une doctrine anarcho-communiste et la transmirent le moment venu aux taborites de Bohême et au Tambourinaire de Niklashausen sous la forme de prophéties portant sur une révolution immédiate et totale. Ces prophètes, qui disposaient du magnétisme personnel indispensable, ne se contentaient pas de mettre sur pied une idéologie révolutionnaire. Ils s'érigeaient eux-mêmes en chefs élus par Dieu pour les « derniers jours », hérauts de la parousie, Empereurs des derniers jours et même Çhrists réincarnés. Il n'est pas douteux que certams de ces hommes étaient des mégalomanes, d'autres des imposteurs, et nombre d'entre eux les deux à la fois. Mais tous présentaient un point commun. Chacun se prétendait chargé de l'incomparable mission d'amener l'histoire à son accomplissement préétabli. Ces prétenti_ons influt:nça!ent profondément les groupes qw se constituaient autour d'eux. Car les prophètes n'offraient pas seulement à leurs disciples une occasion d'améliorer leur sort et d'échapper à des angoissespressantes, mais aussi la perspective d'accomplir une mission fixée par Dieu, mission capitale et prodigieuse à la fois. Ils étaient rapid~ment envoûtés par ce rêve. Alors se constituait un groupe d'une espèce particulière, prototype d'un parti totalitaire moderne, impitoyable et en constante fermentation, obsédé par des chimères apocalyptiques et pénétré de sa pr<?pre infaillibilité ; ce groupe se sentait très lom au-dessus du reste de l'humanité et repoussait toute prétention étrangère à sa prétendue mission. Et il arrivait parfois, bien que ce ne fût pas toujours le cas, que ce groupe parvînt à imposer sa loi à la grande masse des êtres désorientés, inquiets et apeurés. Des promesses millénaires et illimitées, exprimées avec une conviction illimitée et prophétique, devant un certain nombre d'hommes déracinés et désespérés, dans une société dont les structures traditionnelles sont en voie de désintégration, voilà? sem~le-t-il, tor~gine de ce fanatisme souterrain qui constituait une menace perpétuelle pour la société médiévale. Il n'est pas interdit de suggérer que telle est également l'origine des gigantesques mouvements fanatiques qui, à notre époque, ont secoué le monde. NORMAN COHN.

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