Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

294 à toute rupture du mode d'existence normal et familier. A maintes reprises, on constate que telle ou telle explosion de millénarisme révolutionnaire se déroule sur un arrière-plan catastrophique : ainsi des pestes qui préludèrent à la première croisade et aux mouvements de flagellants de 1260, 1348-1349, 1391 et 1400; des famines qui préludèrent à la première et à la seconde croisade, ainsi qu'aux croisades populaires de 1309-1320, au mouvement flagellant de 1296, aux mouvements d'Eudes de !'Étoile et du pseudo-Baudouin ; on citera également la hausse spectaculaire des prix qui précéda la révolution de Münster. La plus forte poussée chiliastique qui balaya la société dans son ensemble fut suscitée par le désastre naturel le plus répandu au Moyen Age, la peste noire. Ici encore, c'est dans les couches inférieures de la société que l'excitation dura le plus longtemps et qu'elle s'exprima le plus sauvagement. On se rappelle la situation qui, des siècles plus tard, devait amener Hitler au pouvoir : les désastres économiques de l'inflation et du chôn1age massif, le sentiment écrasant d'impuissance, de confusion et de désorientation que ceux-ci provoquèrent dans les masses allemandes. Les masses déracinées de pauvres n'étaient pas seulement ébranlées par ces bouleversements et ces désastres qui affectaient directement leur situation matérielle. Ils réagissaient aussi de manière particulièrement vive au processus moins dramatique, mais tout aussi inexorable, qui ébranlait petit à petit, génération après génération, l'autorité qui avait longtemps servi de base à la vie médiévale, la seule vraiment universelle et dont les commandements fussent applicables à chacun : l'autorité de l'Église. En canalisant les passions des laïques et en orientant fermement leurs aspirations vers la survie dans l'au-delà, l'Église contribua puissamment à enrayer l'expansion du millénarisme. Toutefois, son autorité n'était pas incontestée. Une civilisation q?Î tenait l'ascétisme pour le signe le plus certain de la gr~ce était amenée à me1tre en doute la valeur et. la justification d'une Eglise manifestement envahie par Luxuria et Avaritia. Au cours de la seconde moitié du Moyen Age, la mondanité du clergé ne cessa d'entraîner la désaffection des laïques, désaffection particulièrement marquée parmi les pauvres. Inévitablement, nombre de ceux qui se voyaient condamnés à une existence rude et précaire se demandaient si des prélats qui vivaient dans le faste et des prêtres aux mœurs relâchées pouvaient vraiment les aider à gagner le salut. Mais cette désaffection ne laissait pas de leur être pénible. On comprend à quel point l'Église leur manquait lorsqu'on voit l'enthousiasme avec lequel ils saluaient toute tentative de réforme ascétique ou adoptaient et révéraient tout ascète authentique. Cette incertitude quant à l'Église,, ne sachant pas s'~s pouvaient en attendre le reconfort, les conseils et l'intercession dont ils avaient besoin, aggravait leur sentiment d'impuissance et leur désespoir. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Ces besoins affectifs des pauvres expliquent que les mouvements sociaux militants q~e nous avons étudiés soient devenus des substituts de l'Église, des groupes salutistes placés sous la direction d'ascètes thaumaturges. Presque autant que par l'Église~ l'a~torité spirituelle était détenue plr la monarchie naaonale. La royauté médiévale demeurait, dans une large mesure, une royauté de caractère sacré, le m.onarque étant le représentant sur terre des puissances qui régissent l'univers, l'incarnation de la loi morale et des desseins de Dieu, le garant de l'ordre et de la justice. Ici encore, les pauvr~s étaient ceux qui avaient le plus grand besoin d'un tel personnage. Lorsque, pour la première fois, les pauvres occupent le devant de la scène, au temps de la première croisade, nous les voyons déjà occupés à inventer de toutes pièces de p~odigieux monarques : un Charlemagne ressuscité, un Emico de Leiningen sacré empereur, un roi Tafur. Pour les pauvres, tout interrègne prolongé, tout échec de la royauté était à l'origine d'une angoisse intense qu'ils s'efforçaient de combattre par tous les moyens. Ce furent les pauvres, tisserands et foulons, qui refusèrent d'admettre la mort en captivité du comte Baudouin IX, empereur de Constantinople. La première horde des pastoureaux, en 1251, se proposait de délivrer Louis IX, prisonnier des Sarrasins. Par la suite, tandis que le chiliasme révolutionnaire déclinait en France où croissait le prestige de la monarchie, en Allemagne, l'interminable déclin de la fonction impériale alimenta le culte du Sauveur des pauvres, !'Empereur des derniers jours, qu'il s'agisse de Frédéric ressuscité ou du Frédéric à venir. Le dernier empereur à bénéficier de l'aura charismatique de la royauté fut Frédéric II ; à sa mort, avec l'interruption fatidique connue sous le nom de « Grand Interrègne», une angoisse s'empara du bas peuple en Allemagne; elle devait durer des siècles. La carrière du pseudo-Frédéric de Neuss au x111e siècle les traditions impériales qui s'épanouirent autour du meneur flagellant Conrad Schmid aux x1ve et xve siècles, les prophéties et les prétentions du Révolutionnaire du Haut-Rhin au xv1e siècle - ces faits témoignent à la fois d'un désarroi durable ·et de la persistance du millénarisme déchaîné qui fleurit sur ce terreau. LEMONDmE édiéval ne fut pas toujours, comme on le croit parfois, un monde de simples certitudes. Quand les représentants de Dieu, dans l'Église et' dans l'État, tombèrent en discrédit, les hommes du Moyen Age eurent mieux qu'un avant-goût du profond malaise qui, de nos jours, a accompagné l'effondrement des croyances traditionnelles. Alors comme maintenant, les doctrines apocalyptiques révolutionnaires s'épanouirent dan$ un climat d'angoisse cosmique.

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