N. COHN rédempteurs de l'histoire : paysans et ouvriers sont écrasés aussi brutalement que les « capitalistes », et les partisans d'une gauche non communiste plus brutalement encore que ceux de la droite. Ils se sont fixé pour mission l'épuration d'un monde corrompu grâce à l'élimination des agents corrupteurs; et bien que ces agents corrupteurs soient définis en tant que « bourgeois », « capitalistes », « impérialistes », .ils se révèlent être, en fait, tous ceux qui, dans quelque pays que ce soit, refusent leur assentiment aux visions des mégalomanes du parti communiste. Tout cela représente, au xxe siècle, une recrudescence de la mentalité des nihilistes russes des années 1860. C'est aussi, et de façon encore plus frappante, celle des Pikarti taborites, de Thomas Muntzer et de sa Ligue des élus, des dirigeants anabaptistes de Münster. C'EST donc un fait que nazisme et communisme, en dépit de leurs différences évidentes, ont tous deux leur source dans une tradition apocalyptique très ancienne. Dans les deux cas, le mouvement, et plus particulièrement ce cercle restreint d'authentiques fanatiques qui dirige le mouvement, se considère comme une élite chargée de la mission d'amener l'histoire à sa consomption et d'instaurer le Millénium par le renversement d'une tyrannie mondiale. Et, dans chacun des cas, l'obsession apocalyptique se révèle par une vision du monde contemporain• déformée à l'extrême. Pour les nazis, quiconque essayait de s'opposer à leurs projets de domination mondiale était par cela même infecté de l' « esprit juif», un agent de la conspiration mondiale des juifs - que ce fût Churchill, Roosevelt, Staline, n'importe quel prêtre catholique ou pasteur protestant. Pour les communistes, quiconque essaie de s'opposer à leurs projets d'une révolution mondiale sous leur seule égide est par cela même infecté de l' « esprit bourgeois », un laquais des impérialistes, alors qu'en fait il a peut-être passé sa vie à lutter et à souffrir pour la justice sociale. Pour les nazis et les communistes, quiconque n'est pas aveuglément soumis à leur volonté est un sous-homme, un être quasi démoniaque, une incarnation du Mal, et doit disparaître pour que puisse survenir le Millénium. En termes de psychologie de l'individu, pareille attitude serait qualifiée d'extrêmement paranoïde, sinon de paranoïaque. Historiquement, nous l'avons vu, ces fanatismes modernes représentent une ranimation, à une échellemassive et sous une forme sécularisée, de rêves vieux comme le monde au sujet des douleurs messianiques, de la lutte apocalyptique et de l'avènement du Millénium. Mais alors une question se pose : sous une forme ou sous une autre, la tradition apocalyptique et millénariste a toujours existé ; pourquoi donc a-t-elle acquis, depuis environ cent ans, Biblioteca Gino Bianco • 293 un dynamisme tel qu'elle n'en avait jamais connu, même au Moyen Age ? Question parmi les .rlus délicates et l~s plus importantes de la politique contemporaine, et qui vaut qu'on s'e!for~e s~r~eusement d'y apporter une réponse obJective, 1c1comme en tout autre domaine de la re~her~he historique ou sociologique. On ne saurait nier notamment que l'apparition, par hasard, d'hommes exceptionnels, n'ait joué un rôle considérable. Et pourtant, ni Lénine, ni Hitler, ni (peut-on ajouter) Mao Tsé-toung, tous brillants tacticiens et prophètes fameux, n'auraient pu accomplir leurs révolutions en l'absence de certaines conditions sociales. Qu'on se demande quelles situations sociales favorisent en fait le triomphe de groupes inspirés par la conscience à'une mission quasi eschatologique et débordant de haines et d'espoirs illimités, alors la longue histoire du rnillénarisn1e révolutionnaire médiéval peut être de quelque secours. Au Moyen Age, ceux qui étaient le plus violemment attirés par l'eschatologie révolutionnaire n'étaient ni des paysans étroitement intégrés à la vie de leur village ou de leur seigneurie ni des artisans solidement enracinés dans leurs corporations. De tels gens pouvaient souffrir du dénuement ou de l'oppression à certains moments, goûter à d'autres une certaine prospérité et une relative indépendance. Tantôt ils se révoltaient, tantôt ils acceptaient leur condition. Mais ils n'étaient pas, dans l'ensemble, disposés à suivre un quelconque prophète inspiré dans la quête fébrile du Millénium. Ces prophètes recrutaient plutôt leurs disciples dans la population flottante, soit rurale, soit citadine, soit dans les deux à la fois. Cela est aussi vrai des Flandres et du Nord de la France aux xne et xn1e siècles que de la Hollande et de la Westphalie du xv1e siècle, et même, comme l'ont montré des recherches récentes, de la Bohême du début du xve siècle. Le millénarisme révolutionnaire tirait sa force de l'existence d'une population marginale : paysans sans terre ou que leur lopin ne pouvait nourrir, journaliers et manœuvres constammen't: menacés de chômage, mendiants et vagabonds - bref, de cette masse informe de gens non seulement pauvres, mais incapables de trouver une place assurée, reconnue, au sein de la société. Ceux-ci souffraient du manque de soutien matériel et psychologique habituellement prodigué par les groupes sociaux traditionnels. Leurs groupes de parenté s'étaient disloqués et ils ne bénéficiaient d'aucune organisation au niveau de la guilde ou du village. Ils ne disposaient d'aucun moyen légal et institutionnalisé d'exprimer leurs doléances ou de formuler leurs revendications. En compensation, ils attendaient qu'un prophète les constituât en groupe autonome qui s'affermirait alors comme un mouvement de type très particulier, poussé par un enthousiasme délirant né du désespoir. Étant donné leur situation précaire, ces gens étaient susceptibles de réagir avec violence
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