STRANNIK guenon apprivoisée. Mais je ne veux point discuter avec vous - ce serait trop fastidieux ; du reste, votre temps est fini. » La nuit, revivant en lui-même cette altercation, Paul pensait avec une chaleur particulière à tante Mania et à Nicolas lvanovitch « dont, dans les années 30, on avait fusillé le fils, un responsable des Jeunesses communistes, ami intime du camarade Kossarev », et à ses compagnons de l'école professionnelle. « Les pères de beaucoup d'entre eux étaient, en 1942, tombés sans raison devant Kharkov » 1 ; pour lui, ils personnifiaient les « millions ». Ce contraste entre l'amour des « millions », c'est-à-dire du peuple, et la haine envers les «bourreaux» caractérise Bogatchev. A l'égard de Staline, il est impitoyable, impitoyable aussi vis-à-vis de ceux qui essaient de trouver quoi que ce soit de « positif» dans sa politique. Bogatchev déteste «l'homme d'âge mûr aux lunettes à monture métallique» parce que celui-ci a dit carrément : «Avant, je n'avais foi qu'en un seul homme : Staline », et Bogatchev sentait dans sa façon de s'exprimer qu'il cherchait, du moins dans une certaine mesure, à justifier cette foi. «Si encore aujourd'hui, après que le Parti a dit toute la vérité sur le culte de.Staline, il [l'homme d'âge mûr] est prêt à excuser l'arbitraire qui régnait dans ces années-là, c'est qu'il n'éprouve pas la souffrance que nous ressentons tous, les jeunes comme les aînés. J'ai bien fait de discuter avec lui.» Mais chez les «aînés», il s'en faut beaucoup que ce soit toujours ainsi. Les Izvestia ont publié récemment des chapitres d'un roman inachevé de Constantin Simonov. Dans une de ces pages, sous le titre : Entretien au petit jour (Izvestia du I 5 avril), il est question d'une rencontre entre le commandant d'une division sur le front de 1. Il semble que cette évocation des « pères de beaucoup d'entre eux tombés sans raison devant Kharkov» soit la preuve que le rapport secret de Khrouchtchev au xxe Congrès est assez largement connu dans le pays. Khrouchtchev donna alors des détails bouleversants sur le rôle de Staline au cours des opérations militaires sous les murs de Kharkov : 11 Quand la situation devint exceptionnellement grave pour notre armée en 1942, dans la région de Kharkov, nous avions à juste titre décidé d'arrêter une opération dont l'objectif à l'époque aurait pu avoir pour l'armée de fatales suites si elle avait été continuée. Nous en fîmes part à Staline, indiquant que la situation réclamait des changements dans les plans opérationnels pour empêcher l'ennemi d'anéantir une importante concentration de nos troupes. Contrairement au sens commun, Staline rejeta notre suggestion et donna ordre de poursuivre l'opération qui visait à encercler Kharkov, malgré le fait qu'à l'époque de nombreuses concentrations militaires étaient elles-mêmes menacées d'encerclement et d'anéantissement. Je ûléphonai à Vassilevski et m'exprimai comme suit : • Alexandre Mikhallovitch, prenez une carte et indique11 au camarade Stalins l'état de la situation. • Il y a lieu de noter que Staline dressait ses plans en utilisant une mappemonde. Oui, camarades, c'est à l'aide d'une mappemonde qu'il établislait la ligne du front. J'ai dit au camarade Vassilevaky: • Montr,z-lui l'ûat d, la lituation sur uns carte j dans l' ,cat acttul Biblioteca Gino Bianco I 287 Stalingrad, le major-général Serpiline, qui vient d'être nommé chef de l'état-major de l'armée dont fait partie sa division, et Ivan Alexéïévitch Stavski, responsable du Parti et personnage important qui se rend régulièrement auprès de Staline pour faire son rapport. Ils étaient amis avant la guerre contre l'Allemagne. On est maintenant dans les premiers jours de janvier 1943. Serpiline est arrivé en avion à Moscou pour assister à l'enterrement de sa femme; Ivan Alexéïévitch est venu rendre visite à son ami avant de s'envoler de nouveau vers le front. Serpiline avait été arrêté lors de la liquidation des cadres de l' Armée rouge qui suivit l'exécution de Toukhatchevski. Il sait que s'il fait la guerre aujourd'hui et non pas « de Kolyma» 2 , il le doit au hasard et à Ivan Alexéïévitch : Peu avant la guerre, Ivan Alexéïévitch, qui venait d'être nommé à l'État-Major général, faisait un de ses premiers rapports à Staline. Celui-ci se mit incidemment à parler de Tsaritsyne et Ivan Alexéïévitch, qui gardait ça en réserve, lui rappela sa première tournée dans leur régiment, ainsi que les noms de Grinko et de Serpiline. Staline fit mine de ne pas entendre le nom de Grinko, mais en ce qui concerne Serpiline, décrochant l'écouteur, il téléphona sur-le-champ pour qu'on examinât son dossier. En cet instant, tous deux se souvenaient de cela. Et Serpiline eut l'impression que l'un et l'autre se faisaient cette même réflexion : « Il y eut tout de même quelque chose d'humiliant dans le fait que ton salut ait dépendu entièrement d'un souvenir évoqué par hasard et qui aurait très bien pu ne pas l'être, qu'il ait dépendu de trois ou quatre mots dits occasionnellement par téléphone. » - Écoute, Ivan Alexéïévitch, dit Serpiline à voix basse, ne peut-on vraiment rien faire pour Grinko ? Ivan Alexéïévitch haussa les épaules. - Je ne sais pas. Je ne crois pas. En même temps que de toi je lui ai parlé de Grinko; celui-ci a-t-il des choses, nous ne pouvons pas mener à bien les opérations qui avaient été envisagées. La décision primitive doit être modifiée dans l'intérêt de la cause. » Vassilevski répondit que ce problème avait été déjà étudié par Staline et qu'il n'était pas disposé à revoir Staline à ce sujet, car ce dernier ne voulait plus accepter de discuter au sujet de l'opération en question. Après ma conversation avec Vassilevski, je téléphonai à Staline à sa villa. Mais Staline ne répondit pas au téléphone, c'était Malenkov qui était à l'appareil. Je dis au camarade Malenkov que je téléphonais depuis le front et que je désirais parler personnellement à Staline. Staline me fit savoir, par l'entremise de Malenkov, que je pouvais m'adresser à ce dernier. J'insistai à nouveau, disant que je désirais informer Staline personnellement au sujet de la grave situation qui existait pour nous sur le front. Mais Staline ne jugea pas utile de prendre le récepteur et me fit à nouveau savoir que je devais m'adresser à lui par l'intermédiaire de Malenkov, bien qu'il se trouvât à deux pas de l'appareil. Après avoir «écouté» de cette façon notre plaidoyer, Staline dit : • Ne changez rien à ce qui a été décidé.• Et qu'est-ce qui résulta de tout ceci ? Le pire de ce que nous pouvions attendre. Les Allemands encerclèrent nos concentrations de troupes et nous perdîmes en conséquence des centaines de milliers de soldats. Tel est le « génie • militaire de Staline. Voilà ce qu'il nous en co~ta. • 2. Le camp de concentration du Grand-Nord sibérien.
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