286 ayant été reconnue. Une partie de ceux qui furent ·arrêtés en même temps que lui sont morts ; ils sont aujourd'hui réhabilités à titre posthume. Valéri a été réadmis au Parti et a repris son travail. Il a peu parlé de ce qui s'était passé là-bas. La seule chose qu'il ait dite, c'est que tous avaient demandé à être envoyés au front. J'en suis encore bouleversé. Et plus j'y songe, plu.s ça m'est pénible. Dites-moi... Les coupables doivent être châtiés. Pour les innocents qui sont morts. Pour leurs enfants dont la vie a été mutilée. Pour ma conscience outragée... Valéri èst heureux d'être libre et d'avoir repris sa place au Parti. Mais pour moi, c'est trop peu. Je veux savoir comment on a pu en arriver là. Valéri n'est pas le seul et moi non plus ... » Un peu décontenancé, le secrétairè du comité répond quelques inepties (« les coupables sont déjà châtiés, je n'ai pas le moindre doute làdessus »). Cet entretien a lieu presque à la veille du XXe Congrès, ce qui, certainement, doit lui donn~r rétrospectivement l'apparence de la légalité. Ce qui frappe dans ce récit, c'est que les camarades de ceux qu'on venait brusquement d'arrêter aient cru aux accusations les plus effroyables portées contre des hommes avec lesquels ils avaient travaillé côte à côte pendant des ann~es et que le narrateur y ait cru lui aussi lorsque son ami fut arrêté sous l'inculpation d'espionnage. Si cela est vrai, c'est la preuve d'une dégradation profonde de la mentalité du peuple et d'une réaction psychique, due en grande partie à la peur, mais s'opérant automatiquement, telles qu'on ne saurait se l'imaginer. Mais dans un récit de Ioulian Séménov, En faisant son service (paru dans la revue lounost [Jeunesse] de janvierfévrier derniers), le valeureux pilote Stroumiline, spécialisé dans les vols sous le cercle polaire et présenté comme un homme de grande valeur morale, comme un garçon intelligent, évoque la mémoire de son ex-commandant, l'as illustre de l'aviation du Grand-Nord, Lévakovski, exécuté en 1938 comme « ennemi du peuple ». Aviateur célèbre et parfait camarade, il était extrêmement populaire, aimé de tous ceux qui servaient sous ses ordres. Mais quand on l'arrêta et qu'un ·porte-parole du N.K.V.D. donna lecture, à une réunion, de ses aveux, « tous les aviateurs votèrent son exclusion [du Parti]. Tous croyaient que Lévakovski était un ennemi. Stroumiline lui aussi le croyait ; et avec les autres il exprima sa c~lère contre l'homme qui vivait ·à côté d'eux et était, en réalité, un ennemi caché, un assassin, à l'esprit froid et calculateur, étranger à eux. Alors le sang-froid et l'assurance de Lévakovski firent à Stroumiline l'impression de qualités abjectes d'un ennemi camouflé. » Des années s'écoulèrent avant que Lévakovski fût réhabilité, après quoi son souvenir dèvi_nt lég~ndaire. Dans· ce récit, la scène se passe en 1960. Le fils de Lévakovski sort de l'ombre. Il avait trois ans quand son père fut arrêté et fusillé; sa mère le confia à une maison d'enfants, le fit inscrire sous le nom de Bogatchev, en somme l'abandonna et partit pour Vladivostok où elle se remaria. Bi·bliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE Bogatchev fit ses études dans une école professionnelle, entra ensuite dans une usine avant d'être admis à l'école d'aviation. Aujourd'hui il travaille en qualité de second pilote avec Stroumiline qui, au début, ignorait qu'il était le fils de Lévakovski. Bogatchev avait vingt ans révolus - c'était en 1955 - quand il connut la vérité sur son pèr~ (jusqu'alors il croyait que son père avait été tué à la guerre). De désespoir, il se mit à boire : Il allait par les rues et les ruelles d'une petite ville sur la Volga en murmurant : « Soyez tous maudits, crapules, trois fois maudits. Je les hais tous... Je les hais!» Il tombait dans la neige, se relevait et se remettait à marcher, continuant à marmonner des gros mots. La nuit, il dormait deux. heures, jamais plus. L'ivresse dissipée, on eût dit qu'on l'avait frappé au visage. Paul s'asseyait alors sur le bord du lit et restait l'œil ouvert jusqu'au matin. Là, ses jambes repliées sous lui, il regardait dormir ses camarades, élèves officiers comme lui, et pensait: « J'ai dit: je les hais tous. Tous ? Qui est-ce ? » Et Paul se remémorait les années d'école! professionnelle; Nicolas Ivanovitch (un moniteur de l'atelier de peinture au pistolet qui lui avait appris le métier et prenait soin de lui, comme un père), les compagnons d'atelier, la tante Mania (la femme de Nicolas Ivanovitch) qui empesait ses chemises pour le Premier M~i et le 7 Novembre. · « Ils m'ont élevé, se disait Paul, et je me conduis . comme une brute, comme un méchant et un ingrat ... Ce qui est arrivé à mon père doit susciter en moi une affection plus grande encore pour celui à qui je dois · la vie. Et de la haine pour ses bourreaux. Mais ses bourreaux se comptent par unités, tandis que ceux qui m'ont élevé se comptent par dizaines de millions. Canaille, j'ai osé crier que je les haïssais tous. » Paul se rappelle la nuit d'hôtel à Amderme où, avec d'autres, il attendait l'avion qui les transporterait vers le Grand-Nord. Le soir, on se passa de main en main un numéro de la Pravda qui donnait un extrait de la nouvelle de Kazakévitch où il décrit comment Lénine avec Zinoviev s'était caché, l'été 1917, au bord du lac Razlive. Un homme d'âge déjà mûr, portant lunettes à monture métallique, lisait le journal et, comme s'il s'adressait à lui-même, murmura : « Lénine et à ses côtés Zinoviev, qui ça peut-il bien intéresser ? ·: - Moi~ s'écria Bogatchev, sautant de son lit. - Et pourquoi vous ? Vous êtes jeune et vous n'avez pas à savoir ça. - Mais justement je veux connaître la vérité. - Qui a besoin de cette vérité ?... C'est de cette façon que nous ébranlons la foi. En qui croiront alors ceux qui ont actuellement quinze ans ?. » La discu~sion s'engagea. L'homme d'âge mûr .fit cette réflexion : - Que peut-on débattre avec vous, vous êtes de vulgaires nihilistes, il n'y a pas de souffrance en vous.» Bogatchev s'approcha de lui et demanda : - Et en vous, il y a de la souffrance ? De la bêtise, voilà tout ce qu'il y a. Et de la peur. Comme chez une
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==