Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

LES REVENANTS ET LES AUTRES par S. Strannik LA DÉNONCIATION du système stalinien de terrorisme qui a débuté par le rapport secret de Khrouchtchev sur le cc culte de la personnalité » au XXe Congrès est devenue un facteur si important du développement de la conscience politico-sociale des Soviétiques que les signes de cette évolution apparaissent de plus en plus souvent dans les belleslettres et les articles semi-littéraires en U.R.S.S. Dans son numéro de mars, Znaménié (Esprit du temps] a publié Pagesdejournal, de !'écrivain azerbaïdjanais Mekhti Houssein, délégué au XXII° Congrès. Houssein relate la profonde impression que produisit sur les délégués le discours de clôture de Khrouchtchev où celui-ci fit un exposé circonstancié de la .terreur stalinienne. « Comme la salle, muette, écrasée, l'écoutait ... » Houssein croit peut-être sincèrement que cc le Parti a dénoncé et condamné avec la plus grande franchise les erreurs et les déformations de cette période à jamais révolue (...). Le camarade Khrouchtchev a bien qualifié de pénibles les temps qu'ont connus le Parti et le pays.» En réalité, le Parti est encore loin d'avoir dénoncé, avec cc la plus grande franchise », les crimes de l'époque stalinienne. Et tant que cela n'aura pas été fait, on n'aura pas la certitude que cette sinistre époque soit cc à jamais révolue». Ce qui a particulièrement impressionné Houssein, c'est que Khrouchtchev ait qualifié les temps de la terreur stalinienne de «pénibles». Apparemment, il les a bien qualifiés ainsi : l:loussein se réfère au bulletin du Congrès où il a lu ces mots. Mais dans le texte qu'a publié la Pravda du 29 octobre, on ne les trouve plus. Cela n'incite guère à des déductions optimistes. Par sa manière de voir les choses sous un jour rassurant, Mekhti Houssein est, semble-t-il, une exception. Et d'ailleurs il note lui-même que lorsqu'il annonça à un de ses compatriotes qu'il rêvait d'écrire une tragédie en prenant pour sujet l'homme qui, « sans enquête préalable et sans jugement, condamnait, d'après une longue liste, les meilleurs fils du peuple à la peine de mort ou à ~ la prison », « mon interlocuteur me lança un regard significatif et ne répondit rien». « Silence offensant, note Houssein. J'y ai perçu : Ne va pas si vite, c'est encore trop tôt, un jour viendra où l'on pourra écrire là-dessus... » On écrit fréquemment aujourd'hui, parfois avec réticence, avec prudence, mais on écrit sur les événements de la « grande épuration » des années 30 et sur leur répétition après la guerre. Biblioteca Gino Bianco Apparemment, le sujet tourmente les esprits, ne permet pas qu'on se taise, forcc les gens à le traiter dans leurs écrits pour se soulager le cœur et répondre à une sorte d'impérieux besoin du lecteur. Dans Conscience, roman de Dora Pavlova (paru dans la revue Moscou de janvier-février cette année), Tsarev (maquettiste principal à l'Institut des études de plans d'usine) va trouver Vassili Martianov, attaché au même Institut, d'abord en qualité d'ingénieur, puis comme secrétaire du comité du Parti et récemment nommé secrétaire du Comité de district. « Tsarev vint le soir, alors qu'au comité il n'y avait quasiment plus personne; voyant ses yeux éteints, Vassili pensa qu'il allait certainement lui parler de sa pension. » Mais la conversation roula sur tout autre chose : - Vassili Constantinovitch, dit Tsarev en se contraignant, je suis venu vous voir ... Vous allez comprendre pourquoi. J'avais un ami. Il travaillait au commissariat du peuple pour les Communications. Il était membre du Parti, lui aussi depuis 1919; je le connaissais comme je me connais moi-même. En décembre 1937, il me dit que chez eux, au commissariat, il se passait de drôles de choses. Plusieurs personnes avaient été arrêtées sous l'inculpation d'espionnage; or on avait d'elles la meilleure impression. Nous échangeâmes encore quelques· réflexions sur l'habileté des ennemis à se camoufler. Deux jours après, le matin, sa femme accourt chez moi. « Valéri a été arrêté cette nuit; pourquoi ? on n'en sait rien.» Je téléphone au comité du Parti où l'on me répond que d'après les aveux des personnes arrêtées avant lui, Valéri faisait partie de leur groupe. Je ne saurais dire dans quel état j'étais. Il est certain qu'à cet instant il m'aurait semblé moins pénible de rendre mon dernier soupir. Je sentis naître en moi un terrible sentiment de haine à l'idée que Valéri m'avait pendant tant d'années si perfidement trompé ! Et le soir, lorsque sa femme revint, je lui dis : « Ne mets plus les pieds chez moi. .. » Quand je me souviens de ses sanglots, j'en ai mal au cœur. Je ne l'ai plus revue. J'appris indirectement qu'elle était tombée gravement malade ..• Puis, elle mourut. Son fils s'engagea, fut blessé et termina ses études à l'université. On m'a dit qu'il est devenu un physicien de talent. Mais ne pouvant obtenir d'emploi dans sa spécialité, il entra dans l'enseignement - et se mit à boire. Je n'ai pas cessé de penser à tout cela. Plus tard, j'ai compris qu'on s'était conduit cruellement à l'égard d'une femme qui n'était pas du tout coupable, mais c'est là tout ce que j'ai compris. » Relevant lentement la tête, Tsarev s'approcha un peu plus de Martianov. - Vassili Constantinovitch, Valéri est venu me voir cette semaine. Il est resté dix-huit ans détenu, mais il est à présent entiucment réhabilité, son innocence

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