Le Contrat Social - anno VI - n. 5 - set.-ott. 1962

LOUIS BLANC un mérite éclatant, des services incontestables, une popularité bien assise ne constitueront pas toujours des chances suffisantes. Il faudra donc, si par malheur il en était ainsi, les compléter à force d'habileté ou d'audace; il faudra calomnier ses rivaux, faire à ses anciens ennemis d'ignominieuses avances, sacrifier des amis à des partisans et à la violence des majorités les droits saints de la justice ; il faudra ajouter au retentissement de son nom le bruit de mille clameurs vénales, prendre de frauduleux engagements, ouvrir à tous les partis caressés tour à tour des perspectives trompeuses, se créer un cortège d'ambitions subalternes, s'entourer de faux séides, perdre sa propre estime pour capter les suffrages d'autrui et s'avilir pour devenir le maître : Omnia serviliter, pro dominatione. Sans doute il existe des moyens légitimes de succès; mais l'élection d'un président pousse à leur faire préférer les moyens honteux. Remarquez, en effet, de quelle nature sont les passions que provoque l'appât d'une présidence à conquérir! Qu'un fils de roi arrive à la couronne, nul ne s'en trouve humilié. L'événement était prévu: ce n'est pas la victoire d'un homme sur un autre homme ; c'est le triomphe d'une abstraction, abstraction insolente, dont le philosophe s'indigne, que le publiciste condamne, mais qui ne blesse pas l'ambitieux! Ce sera un malheur pour tous, peut-être : pour personne ce n'est wie offense. La médiocrité même du prince, si elle est reconnue, plaît aux premiers de l'État; elle les consoled'avoir un chef; et, soumises sans leur aveu à l'élu du hasard, les âmes fières se dédommagent, en le dédaignant, de la nécessité de le subir. Quand il s'agit d'être l'élu d'un peuple, quelle différence! La supériorité du rang, dans ce cas, pouvant servir à constater celle du mérite, il s'établit entre les hommes les plus marquants une lutte où l'amour-propre est appelé naturellement à jouer un rôle implacable. Aux yeux des compétiteurs qui échouent, le succès du compétiteur qui l'emporte revêt l'odieux caractère de l'intrigue récompensée et de l'injustice heureuse, de sorte qu'au lieu de s'unir en vue du bien public, les meilleurs esprits vont s'amoindrissant à l'envi et s'usant les uns contre les autres en d'amers débats. Ce serait déjà un mal immense, alors même que la querelle se renfermerait dans la sphère où s'agitent les candidatures. Mais non : comme il y a un parti à la suite de chaque candidat et des emplois nombreux à la suite de chaque dignité, les passions des chefs descendent dans la société, la traversent tout entière ; et, après les prétentions fastueuses, viennent les haines en sous-ordre, les vanités serviles, les jalousies de seconde main. Cependant, l'élection terminée, qu'arrive-t-il ? Souvent on a dit que nos mœurs étaient fortement empreintes d'égalité, et que, de nos lois associées à nos mœurs, résultait un esprit d'opposition incompatible avec la stabilité des gouvernements. Cela veut être expliqué. Il est certain Biblioteca Gino Bianco 275 qu'en France, ce qu'on aime le moins, dans un gouvernement, c'est sa durée ; mais il n'en est pas moins vrai que le pouvoir, considéré en soi, y possède un prestige considérable, et peut-être n'existe-t-il pas de pays au monde où le succès compte autant d'adorateurs. Qu'on s'attende donc à voir des flots d'encens fumer aux pieds de l'idole dès qu'elle aura été placée sur l'autel. Or, si cette idole est un président, à qui s'adresseront les hommages ? A la personne, évidemment ; car, ainsi que nous l'avons montré, un président de_r~publique, en France, ne représente aucun principe. De là, pour une nation, une cause d'avilissement. Oh! certes, je ne suis ni de ceux qui excusent volontiers les superstitions monarchiques, ni même de ceux qui les comprennent. Il faut qu'un peuple ne soit pas encore sorti de l'enfance ou qu'il y soit retombé, pour s'applaudir du premier maître venu que le hasard lui envoie. Mais, enfin, il est juste de le reconnaître, sous le régime constitutionnel, ce que les royalistes honorent dans leur roi, c'est une idée plutôt qu'un individu. Eh bien, la dignité humaine a moins à perdre au culte d'un principe qu'au culte d'un homme, quelque faux que soit ce principe et quelque grand que soit cet homme. En Angleterre, dans une réunion publique, je vis éclater, un soir, au seul nom de la reine Victoria, d'incroyables transports d'enthousiasme ; c'étaient des applaudissements à faire crouler la salle ; les femmes agitaient leurs mouchoirs; jamais je ne fus témoin d'une pareille scène d'idolâtrie. Un grave personnage, assis à mes côtés, aperçut sans doute sur mes lèvres un léger sourire, car, se penchant vers moi, il me dit : « N'allez pas croire, Monsieur, que tout cet enthousiasme soit pour la personne de la reine : ce que nous saluons de tous nos transports, c'est la constitution qui a fait jusqu'ici la force de l'Angleterre. » Je ne répondis rien, et je me rappellerai cet étrange abaissement des caractères que produisit l'Empire... parce que l'Empire, c'était l'empereur! Les auteurs de la Constitution semblent avoir prévu que, si le président était déclaré rééligible, il emploierait à préparer la continuation de son pouvoir les moyens mis à sa disposition pour le féconder. De cette crainte, assurément trèsfondée, est né l'article 45, ainsi conçu : Le président de la République est élu pour quatre ans, et n'est rééligible qu'après un intervalle de quatre années. Mais il s'en faut que par là on ait résolu le problème. Marquer la limite à laquelle le pouvoir du président s'arrêtera pour faire place à celui de son successeur, c'est souffler au chef de l'État la plus dangereuse des tentations; c'est l'exciter à conquérir, avec la force dont on entoure son pouvoir, la durée qu'on lui refuse; c'est lui créer

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