V. CHU La conservation des eaux est une science complexe. Elle exige une étude détaillée, des relevés minutieux et une planification poussée. Les planificateurs doivent connaître parfaitement le débit du cours d'eau, l'histoire des inondations, la teneur en vase, la topographie, les caractéristiques du sol, les niveaux hydrostatiques, les conditions atmosphériques et les besoins des régions avoisinantes. Or Pékin n'a jamais eu de plan d'ensemble pour la conservation des eaux. Souvent, la direction technique n'a pas été à la hauteur des conditions de travail réelles. La qualité a toujours importé moins que la quantité et la rapidité. Pour les grands ouvrages, l'acier et le ciment ont toujours manqué. Pour les petits, on n'a utilisé que la terre et la pierre en raison des pénuries. Partout, le choix de matériaux de remplacement et les simplifications dans la construction ont été favorisés - et loués comme des « innovations techniques ». Il n'est donc pas étonnant que la Chine ait enregistré des échecs aussi spectaculaires dans la conservation des eaux. LE FIASCO des barrages déclencha en 1958-59 une autre frénésie. Pékin avait fini par comprendre que les énormes chantiers tant vantés et qui avaient si fort impressionné les visiteurs étrangers, n'étaient souvent que des monuments de bêtise. En 1958, année du « grand bond en avant », on délaissa les grands barrages pour se consacrer à des projets d'irrigation régionale : barrages moyens et petits, puits, et, surtout, canaux. En août de la même année, le Comité central du Parti annonça un projet grandiose : un réseau de canaux sillonnant toute la zone des plaines· de Chine qui relieraient les trois grands fleuves, le fleuve Jaune, le Yang-tsé et le Houaï. Les canaux devaient être de cinq modèles, allant de petites rigoles d'irrigation à de grands canaux capables de recevoir des bateaux de 3.000 tonnes. Ils serviraient de voies fluviales, de gigantesque réservoir et de système de régularisation des eaux pour acheminer l'eau du Sud en Chine du Nord. Lorsque le plan fut annoncé, des millions de paysans creusaient déjà depuis des mois. Au commencement de 1960, la moitié des canaux étaient terminés dans certaines provinces. Mais après des mois d'expérience brouillonne, les petits canaux se révélèrent inadéquats. Trop nombreux, ils gêneraient la future mécanisation agricole. Trop petits, ils assuraient une protection insuffisante en période de crue ou de sécheresse. Pour compliquer encore les choses, les kanpou de village chargés de les creuser ignoraient les mesures exactes, et celles-ci variaient considérablement. Pendant l'hiver 1958, le plan fut révisé : les petits canaux déjà creusés furent abandonnés ou comblés ; on en creusa des moyens et des grands sur d'autres emplacements. Biblioteca Gino Bianco 267 La fièvre des canaux créa des problèmes que l'idéologie n'avait pas prévus. Des terres arables précieuses étaient occupées. Les canaux fuyaient énormément (dans bien des cas, 60 °/4 de l'eau s'échappait). Dans certaines régions où le niveau hydrostatique était proche de la surface, des canaux trop profonds drainaient le sol, créant une sécheresse artificielle là où elle n'existait pas auparavant. Dans d'autres régions arides, surtout en Chine septentrionale, où le niveau hydrostatique est bas et le sol non lessivé, l'eau s'échappant des canaux élevait ce niveau, accentuant ainsi la capillarité du sol calcaire. Cela faisait sortir du sous-sol des sels et des alcalis nocifs et, après évaporation, formait une croûte à la surface, gâtant des terres arables jusqu'alors sèches mais bonnes. En 1959, le Quotidien du peuple sentit que quelque chose n'allait pas : << Depuis un an ou deux, l'alcalinisation d'une grande partie du sol s'est étendue dans beaucoup de régions irriguées du Nord. » Mais on continua à creuser des canaux. En 1960, le même journal rapportait de nouveau que le salpêtre, qui normalement n'apparaît que lors de fortes sécheresses, avait affecté des millions d'acres de terres arables. Et, en avril 1961, le Quotidien Kuang Ming remarquait que « les terres arables ne cessaient de diminuer et le sol alcalinisé de s'étendre ». Dans un pays comme la Chine, où l'équilibre hydrographique a déjà été bouleversé par des siècles de culture intensive et de pression démographique, le meilleur endroit pour emmagasiner l'eau n'est pas derrière de grands barrages ou dans des canaux bourbeux, mais sous terre, non loin des zones de fortes précipitations. Il n'est pas surprenant que Pékin ait aussi conçu des plans de boisement d'une ampleur insensée. Le programme « Vision grandiose », aujourd'hui enterré, prévoyait nombre de projets audacieux, parmi lesquels deux « grandes murailles vertes ». L'une serait un brise-vent de 1.500 kilomètres partant de la frontière sino-coréenne, longeant les côtes pour finir à l'embouchure du Yang-tsé. L'autre, d'égale longueur, devait constituer un écran de protection contre les sables venant de la Mongolie extérieure ; elle devait commencer près de la vieille route de la soie dans le Kansou traverser les dunes de sable du désert d'Alachan et le désert d'Ordos en Mongolie intérieure, pour aboutir au grand coude du fleuve Jaune. Dans les premiers mois de 1956, une campagne fut lancée pour « faire verdoyer la Chine en douze ans ». La besogne serait facile : « Si chacun des 500 millions de paysans plante deux arbres chaque année, nous aurons un milliard d'arbres en une seule année. » Pékin pensait pouvoir, en douze ans, transformer la terre aride de la Chine, ses collines dénudées et ses déserts en un paradis sylvestre. Des millions d'écoliers reçurent l'ordre de planter des arbres. Dans la plupart des cas, tout le programme consista à creuser des trous, à y introduire des plants ou de jeunes arbres et à les arroser pendant quelques jours. Puis la
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