260 gramme de l'histoire. On peut soutenir que, · suivant les théories marxiennes de la causalité historique, interprétées de façon large, il n'est pas possible de réaliser le socialisme dans un pays culturellement arriéré et économiquement sous-développé où les traditions politiques de la démocratie n'ont pas pris solidement racine ; et on peut ajouter que la tentative de l'implanter était vouée à l'échec. C'est ainsi que Léon Trotski a parfois expliqué l'incapacité de la révolution bolchévique à tenir les promesses du socialisme, fût-ce sous la forme envisagée par ses premiers dirigeants. Il n'en demeure pas moins que ni la tentative de réaliser l'impossible ni le nouveau et puissant système social issu de cette tentative ne sont explicables par les catégories marxiennes traditionnelles. Lorsqu'ils contemplent la face du Léviathan communiste, bien des socialistes démocrates, dans le monde libre, sont prêts, par réaction, à abandonner Marx au byzantinisme soviétique qui rend au fondateur du socialisme scientifique un culte religieux. En fait, ils s'efforcent de développer leur philosophie sociale en prenant appui sur les valeurs morales contemporaines et les dernières connaissances scientifiques. Dans la mesure où les apports authentiques de Marx à notre compréhension de l'histoire et de la société sont entrés dans la tradition scientifique, rien n'est perdu par une telle réorientation. Il n'y a pas lieu de se dire marxiste dans les sciences sociales, pas plus que newtonien ou einsteinien dans les sciences physiques. Mais il existe des raisons évidentes, et de poids - fondées essentiellement sur le respect de la vérité, et accessoirement sur des considérations politiques, - pour ne pas abandonner Marx et son héritage aux ennemis de la liberté. * ,,. ,,. D'AUCUNS ont tenté d'ériger une nouvelle et brillante image de Marx en se fondant sur ses premiers écrits inédits, d'y découvrir non seulement des reflets, mais le filon d'or d'une pensée éthique. Le Marx des années de maturité est ainsi refaçonné pour l'adapter à un modèle d'homme et de penseur agréé par quelques écoles de psychothérapie à la mode. Dans cet ordre d'idées, la palme revient sans doute au or Erich Fromm, pour qui la pensée de Marx est « étroitement apparentée au bouddhisme zen »••• S'il existe certaine continuité entre la pensée de Marx à ses débuts et celle qui y fait suite, on ne relève pas moins entre les deux une discontinuité beaucoup plus marquée. L'analyse objective de cette courbe intellectuelle doit rendre justice à l'une comme à l'autre. Rechercher ce qui distingue Marx à une période où il était encore dans les langes hégéliens, ou bien plus ou moins encore feuerbachien, avant qu'il se soit dégagé des séductions de l'idéalisme et de Bibl.ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL tout matérialisme étroit, c'est transgresser tous les canons de la science historique. Une période de maturation intellectuelle, appréciée du point de vue auquel le penseur est parvenu ensuite, a plus d'importance pour les doctrines et les attitudes déjà abandonnées que pour celles qui ont été conservées. Sinon, on ne peut expliquer le processus de développement et il faudrait nécessairement conclure que Marx était né marxiste. L'examen de cette évolution montre que ce sont les critiques de Marx à l'égard de ses prédécesseurs et de ses contemporains, plutôt que les arrangements temporaires conclus avec eux, qui ont le plus de valeur pour bien comprendre sa pensée. Il faut aussi épargner à Marx le reproche d'avoir adopté des positions théoriques qu'il a dû abandonner. Il est peu probable qu'on y réussisse, en raison des associations émotives provoquées par son nom et exacerbées par sa déification dans l'Empire communiste. Mais ce n'est pas trop demander qu'au moins les intellectuels occidentaux ne l'assimilent pas à un simple tenant d'un monisme économique ou d'un hédonisme égoïste. Ce sont là de fâcheux malentendus. Ce n'est pas y remédier que d'accorder à Marx le bénéfice des aperçus douteux de ses admirateurs existentialistes. Cela est particulièrement vrai de la théorie marxienne de l' « aliénation » de l'homme, au sujet de laquelle on a écrit une masse extraordinaire d'absurdités. Le sens fondamental dans lequel Marx croyait que les êtres humains étaient « auto-aliénés » est exprimé dans la partie consacrée au « fétichisme des marchandises » dans le premier volume du Capital. C'était préfiguré dans ses écrits antérieurs, mais assorti de nombreuses notions hégéliennes et jeunes-hégéliennes que Marx devait par la suite railler et explicitement abandonner. Ses critiques à l'égard de Moses Hess et de Karl Heinzen montrent clairement qu'il renonça à son moralisme initial, et dans le Mani- ! estecommuniste il tourne en ridicule les socialistes qui font grand usage du terme obscur d' « aliénation » pour celer leurs emprunts aux lieux communs de la pensée socialiste française. A part la doctrine spécifique du « fétichisme des marchandises» - qui éclaire jusque dans ses derniers prolongements le fait que les hommes, en tant que créatures sociales, sont menés non . par l'intelligence ou la raison, mais par des forces issues de leurs propres travaux dans une économie marchande, - la notion centrale d' « auto-aliénation » est étrangère à l'humanisme historique, naturaliste de Marx. Car il s'agit d'un concept originellement et essentiellement religieux de nature ~t, par dérivation, métaphysique. Le « prédicat existentiel » fondamental de l'homme est donné par la chute, dans la tradition judéochrétienne ; à partir de la perfection ou de l'Un dans la tradition philosophique de la Grèce. L'âme humaine est aliénée à Dieu; le salut est l'opération par laquelle cette auto-aliénation est
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