S. HOOK surmontée. Chez Plotin, le concept dérive du mythe de l'âme qui tombe dans le monde de la matière pour s'être complu à sa propre image, tel Narcisse, puis qui retourne à l'ineffable totalité. Chez Hegel, le terme a plusieurs sens : l'un d'eux s'applique, d'une manière primitive et outrancière, au processus du travail. Mais la notion première, là aussi, est religieuse. Marx tenait toute la philosophie hégéliennepour une transcription en un langage abscons des idées fondamentales du christianisme occidental. Aussi, en dépit de ce qu'elle affirme d'elle-même et malgré la méthode dialectique, la considérait-il comme imprégnée de dualisme. Dieu et le Moi sont conçus comme faisant implicitement un. La fin de l'homme est logiquement prédéterminée : c'est l'union avec l'Absolu, autrement dit Dieu. Le processus d' «auto-aliénation» est un processus d'autodéveloppement dans lequel les limites du moi sont progressivement dépassées, dans lequel l'implicite devient explicite. Le développement historique de l'homme est un pèlerinage spirituel en quête d'un accomplissement : l'union avec Dieu ou l'Absolu. L'homme se trouve luimême non en recouvrant quelque chose qu'il possédait et qu'il a perdu, mais en ce sens qu'il prend conscience, en y trouvant sa propre justification, de son unité avec le Tout. Le naturalisme ou matérialisme scientifique de Marx rejette ces bulles de savon chatoyantes au royaume de la fantaisie poétique ou de la psychologie littéraire. Il est facile de montrer que la notion d'aliénation - sauf au sens sociologique du Capital - est étrangère à la conception que Marx se fait de l'homme. Tout d'abord, que veut-on dire par la nature de l'homme aliénée à ellemême ? Il n'est pas de nature, fût-ce celle de l'homme, qui réside dans une essence immuable séparée de ses manifestations, ou même distincte d'elles. Dire d'une expression particulière de la nature de l'homme qu'elle est déformée, ou aliénée, ou en contradiction avec elle-même, n'a de sens que si l'on admet a priori : I. ou qu'il existe un accord préalable sur l'idéal ou la norme de ce que la nature de l'homme doit être, contrairement à la diversité des manifestations possibles de cette nature ; ou bien, 2. qu'il existe déjà quelque idéal ou norme, déterminé par la statistique ou sur la base d'un système de classification, qui est identique à l'essence naturelle de l'homme et à partir duquel les formes du comportement humain, qualifiées d'aliénées, sont aberrantes. La plupart des controverses sur l' « aliénation » embrouillent cette distinction, ou même en font fi. Si l'on admet la première hypothèse, la discussion sur l' « auto-aliénation » ne devient intelligible ~ue lorsqu'on s'accorde sur la nature du Moi qu il est souhaitable de rechercher ou d'inculquer. Certes, la question éthique doit être tranchée en partant de la connaissance psychologique et biologique; mais on ne peut la déduire Bib1ioteca Gino Bianco 261 logiguement de cette dernière. Dans la deuxième hypothèse, on exprime précisément cette conception de la nature humaine en tant que caractère constant et immuable dans l'histoire - dont on déplore les dérogations qualifiées sans cesse de formes d'auto-aliénation, - que rejette l'histoire, et surtout que rejette l'esprit entier de la philosophie marxienne de l'histoire. Ensuite, si l'essence de l'homme est une constellation de traits dont le caractère évolue avec les modifications dans l'organisation sociale,quoi qu'il devienne dans l'histoire et qu'on le dise «aliéné » ou non, l'homme n'est pas moins l'expression de son essence que celle de l'état dont il est issu. Pour Marx, la nature de l'homme est historiquement conditionnée au point que sa nature biologique elle-même serait soumise à des facteurs historiques et culturels. Comme plus tard John Dewey, Marx semblait croire que le comportement humain est du ressort de la biologie et de la psychologie sociale, que le domaine de la psychologie individuelle, considéré indépendamment de ses coordonnées biologiques et sociales, est un vestige de la psychologie rationnelle médiévale qui postulait l'existence de l'âme. Cependant, Marx semble aller plus loin : intoxiqué par une fréquentation précoce de la romantique Philosophie de la Nature de Hegel, il soutenait que les tendances biologiques de l'homme peuvent être transformées par la culture. De ce point de vue, parler d'aliénation implique, avec Aristote, que l'accomplissement des potentialités naturelles représente le seul mode de vie authentique. Ce qui ferait de Marx un adepte de la doctrine métaphysique de la loi naturelle, laquelle entraîne la reconnaissance d'une moralité de ladite loi naturelle. Il peut sembler paradoxal d'attribuer un sens ontologique à la philosophie sociale de Marx après avoir salué en son auteur un bouddhiste zen ; c'est pourtant un tour de passe-passe obscurantiste de la même veine. Enfin, dans la mesure où l'homme, comme Marx le prétend, transforme sa propre nature en agissant sur le monde de la nature et de l'histoire, il peut et doit, quand il est libre d'agir rationnellement, choisir parmi diverses valeurs, diverses voies de développement.Dans les sociétés de classes où la production est entre des mains privées, l'homme peut entreprendre des actions sociales et historiques, mais sans pouvoir maîtriser leurs conséquences. Dans l'avenir, vraisemblablement, il ne sera limité dans ses projets et ses possibilités que par des bornes naturelles. Mais dans ces limites, sa nature dépendra de son choix et des changements qu'il aura décidés dans l'état des choses et des institutions. Là encore, il faut se demander comment l'homme peut s'aliéner lui-même à lui-même, à moins d'ériger un modèle de moi inaliéné, un moi désirable ou préférable en fonction duquel toutes ses actions possibles puissent être évaluées. Besoins, lacunes et défauts chez l'homme seront toujours là pour donner à penser que certaines
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