156 ·procès qu'il instruit. La Jérusalem nouvelle va sortir du désert, brillante de clartés; Marx ne procédera pas autrement lorsqu'il orientera sa dialectique vers ce qu'il définira platement comme une société sans classes. Le mouvement d'inversion est le même ; traduit en prose ordinaire il peut même sembler presque simpliste. Pour Marx, le mal, le péché originel, est dans le conflit des classes. D'où il suit que la cité parfaite n'en aura plus; pour Rousse~u, le mal se caractérise par l'inégalité des hommes et l'insolence des riches qui gouvernent, le bien par la disparition de ces fléaux dans la première des cités justes. Tout est provisoirement, impérieusement, tourné vers l'avenir et non point vers le passé; le contrat social, la Loi, n'a rien de commun dans ces conditions avec un don primordial coextensif à une antique création; il sera l'œuvre d'll.ne communauté d'élus enfin débarrassée de ses préjugés, libérée des aliénations, exactement dé-mystifiée. Le tour de force est dans la rédaction qui attribue à la notion du contrat démocratique et égalitaire une rigueur splendide et serrée, comme si elle résultait de la plus stricte logique et s'offrait comme une victoire décisive de la raison pure. Après quoi il est bien facile de remarquer que la Volonté générale, déesse fondatrice de la cité humaine, demeure une entité peu saisissable. Croit-on qu'elle était pour Rousseau un concept entièrement transparent? S'il en avait été ainsi, pourquoi aurait-il continué sa quête? Les solutions de la logique abstraite sont toujours grande satisfaction pour la raison, puis aussitôt déception égale. Sans doute, on l'a dit bien des fois, laVolonté générale est moins le résultat d'une convention juridique que celui d'une communion morale et spirituelle; sans doute encore, Rousseau ne l'envisagequ'à l'échelle de savillenatale ou d'une Salente républicaine; mais, de quelque façon qu'on s'y prenne, il faut bien en venir à penser concrètement les citoyens dans la cité, et c'est alors que les inquiétudes renaissent pour troubler le beau rêve rationaliste. A quarante-cinq ans, Rousseau connaît les hommes; il n'a guère été plus indulgent pour les vices des pauvres que pour ceux des riches; il voit bien que sa cité, qui est si l'on veut l'antitype de celle de Hobbes, n'a de précédents qu'en des utopies naïves auxquelles il aurait honte qu'on comparât son œuvre. Tout au plus pourrait-on noter certaines ressemblances entre sa politique et celle d'un auteur qu'il n'estime point et qu'il désigne souvent comme « le rhéteur Spinoza » ; encore, chez Spinoza, l'harmonie de l'homme et de la société dépend-t-elle d'une métaphysique que Rousseau n'admet pas. Au reste, il arrive à notre auteur de céder aux poussées d'un bon sens sceptique et critique assez inattendu. S'il est un domaine où l'ordre contractuel peut, semble-t-il, découler d'initiatives raisonnables, c'est bien celui des rapports entre les Etats ; aussi l'abbé de Saint-Pierre· s e sentait autorisé à Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES conseiller aux princes la conclusion d'un traité de paix perpétuelle. Or, ne vit-on pas Rousseau faire observer au bon abbé, non sans quelque condescendance, que si les princes sont décidés à signer un tel pacte, on en doit conclure qu'ils sont bien décidés à demeurer en paix, le pacte étant dès lors superflu. Mais on pourrait généraliser ce propos, soutenir qu'un peuple de citoyens préparé par unanime disposition à se placer dans l'obédience de la Volonté générale a déjà franchi le pas décisif et n'a plus besoin de construire l'Etat démocratique. Nous tO'!,Irnonsen cercle et sommes forcés d'avouer que rien n'est résolu. ROUSSEAU comprend la nécessité de dépasser la logique, ou du moins de l'étayer par des références à la réalité. Le voilà sollicité de suivre l'exemple de Montesquieu et de bien d'autres, de s'engager dans les chemins et les sentiers de l'histoire politique. On sait que, dans la seconde partie du Contrat, il entreprend une sérieuse analyse de l'histoire romaine et que ce travail ne va pas sans désenchantement. Non qu'il ait pu s'attendre le moins du monde à découvrir dans les faits le modèle plus ou moins ébauché de cette république idéale dont il ne doutait pas qu'elle fût la fille de son esprit ou de ses rêves, mais parce qu'il n'avait pas encore exactement apprécié les difficultés de la vie sociale. Les Romains, à ses yeux le plus grand, le plus sage des peuples législateurs, n'ont pu éviter que leur existence collective se présentât comme une longue suite de compromis pénibles, de luttes intestines, d'injustices et de crimes ; sévère démonstration, dure revanche de l'expérience sur la théorie. Comme on comprend l'aveu découragé : s'il y avait un ·peuple de dieux, il vivrait en démocratie... On ne saurait mieux reconnaître que la démocratie n'est pas faite pour les hommes. Mais que devient alors la Volonté générale? Elle défaille ou s'obnubile parce que les états de conscience qui avaient engendré le mythe sont eux-m~mes en perdition. Il est bien évident que chez un écrivain de grande classe comme Rousseau tout doit être jugé selon l'esthétique. Il n'est que ·de prêter l'oreille, et l'on comprend sans peine que la chaleureuse éloquence des premiers chapitres a disparu, que le ton est maintenant plus froid, que l'auteur a laissé tomber ses ailes. C'est d'ailleurs inévitable puisqu'il est maintenant adonné à l'histoire plus qu'à la prophétie, tourné vers le passé, non vers l'avenir, induit à fragmenter sa marche et même à se perdre en l'examen laborieux des détails qui souvent le fatiguent et l'assombrissent. , Sans songer à le suivre en ces grises recherches, il suffit d'alléguer un passage décisif qui montre assez comment la pensée recule au fur et à mesure qu'elle se veut plus objective. Qu'on relise le chapitre sur le Législateur, à la fois si beau, si dense et si confus ; on y verra comment Rdusseau s'y débat sous le poids des idées qui l'assaillent
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