L. EMBRY et lui imposent une sorte de reniement. La majestueuse figure du fondateur émerge des ombres du passé au point que nous nous tournons vers elle pour implorer un secours qui nous sauve, mais qu'avons-nous à faire désormais de laVolonté générale qui, dans la meilleure des hypothèses, aura été révélée, instituée par un sage? Cette Minerve postule un Jupiter et ne jaillit pas tout armée de la conscience collective d'un peuple libre; on ne saurait contester qu'une conception autoritaire et aristocratique de la loi civile réapparaît ici dans la trame plus complexe des idées. Il n'y a certes pas lieu de s'en étonner. L'histoire romaine ne pouvait manquer de provoquer cette résurrection ; outre que l'histoire ou la légende des origines de la cité est inséparable des noms illustres que cautionnent simultanément la tradition, la religion et la poésie, le recours à la dictature légale, le rôle croissant des proconsuls, l'évolution vers le césarisme,,finissent par créer une sorte de hantise de ce qui vient d'en haut pour s'arroger des pouvoirs régaliens. Tenons compte, d'autre part, de l'influence exercée sur Rousseau par des maîtres dont il n'est pas facile de se libérer, et d'abord ·par Platon. Que la République platonicienne soit décrite comme si elle naissait d'un processus naturel ou architectural, cela ne doit pas nous abuser; ce n'est que manière d'exposer, pédagogie pratique, le mouvement d'ascension étant commandé par sa fin, par l'évocation des Sages qui contemplent les Idées et dirigent absolument la Cité. Les autres textes fameux, Le Politique, Les Lois, ne laissent pas ignorer un seul instant que tout vient des dieux par l'intermédiaire des législateurs en qui souffleleur esprit. Plus que jamais, l'homme est un arbre qui plonge ses racines dans le ciel. · Nous ne prétendons pas que Rousseau se soit consciemment rallié aux vues de Platon, mais il paraît manifeste qu'il en a éprouvé une puissante commotion, d'autant que, pour un esprit comme le sien, l'histoire ne pouvait manquer d'être une remontée aux sources et aux principes. Cela posé, on l'imagine en pleine lutte intérieure pour établir un compromis entre les pensées qui bouillonnaient amèrement en lui et la doctrine de la Volonté générale qui était en train de glisser hors de sa main. A vrai dire, il n'existait plus qu'un seul remède logique : Rousseau aurait dû se concevoir lui-même comme un Législateur inspiré, comme un Maître chargé d'appeler à la vie les hommes capables de comprendre son message et de leur révéler dogmatiquement leur propre volonté, désormais habilitée à régner, ainsi qu'il en sera plus tard de façon parodique et grotesque de la déesse Raison sur l'autel de Notre-Dame, la Raison ne pouvant plus alors qu'être jacobine. Pour revenir de la mascarade à la haute dignité des pensées, convenons que Rousseau, dans la dernière partie de sa vie, ne se refuse pas exagérément permission de se présenter à nous comme un porte-lumière naturellement récompensé par la haine des hommes auxquels il apportait le Biblioteca Gino Bianco 157 salut. Mais, à l'époque où il rédigeait le Contrat, il était encore trop sensé, en l'acception ordinaire du terme, pour oser adopter une attitude qui l'aurait exposé à tous les persiflages ; rien ne pouvait donc lever l'hypothèque des douloureuses contradictions. ON RAISONNE fréquemment comme si toute la pensée politique de Rousseau était incluse dans le Contrat, et même dans les premiers chapitres de ce petit livre. Il n'en est rien cependant, et l'on doit procéder à quelques sondages dans des textes assez peu lus. Nous aurons ainsi l'occasion de constater qu'un écrivain très généralement considéré comme utopiste et visionnaire témoigna d'une prudence et d'un réalisme dont les conservateurs se devraient de le féliciter. Il devint peu après sa mort - et par l'intermédiaire de son disciple Robespierre - une sorte de président d'honneur de la Convention, mais il y a là un de ces paradoxes que l'histoire nous prodigue, car enfin ce prétendu révolutionnaire a écrit vingt fois pour une qu'il avait horreur de toutes les séditions, le premier des devoirs pratiques étant d'obéir aux lois du pays qu'on habite, même si on les estime injustes. Traduisons qu'il faut commencer par accepter les données positives et qu'on ne construit pas sur la table rase ou, ce qui revient au même, sur le papier. Il ne serait pas difficile de composer un florilège de textes rousseauistes propres à réjouir dans leur tombe Bonald ou Le Play. Cela n'a rien qui puisse d'ailleurs étonner plus que de raison ; comment aurait-il été possible de rejeter tout à fait l'enseignement de Montesquieu, corroborant celui des économistes et même celui du Platon de La République? Une société est conditionnée par le temps et l'espace, l'histoire et la géographie ; on ne peut la corriger sans partir de ce qui existe, sans faire à l'empirisme la part qui lui revient, sans se placer au niveau de la réalité concrète et vivante. Voilà pourquoi l'auteur du Contrat social et de ces chapitres tranchants qui passent et sifflent comme un coup de faux devient le scrupuleux médecin des nations dès l'instant qu'on le consulte au sujet de problèmes précis. Va-t-il se contenter de renvoyer ses correspondants aux oracles de la Volonté générale, ou même proposer une Constitution conforme d'avance à la Déclaration des Droits de l'homme? Tant s'en faut. Répondant aux Corses qui font appel à ses avis, il refuse d'opiner avant qu'on lut ait fourni toute une documentation relative à l'île, à ses mœurs, à ses productions, et se sent en définitive bien incapable de répondre. Plus tard, il écrira ses Considérations sur le gouvernement de Pologne qui forment un de ses ouvrages les plus curieux, encore qu'on le cite bien peu. Qui n'en louerait la sagesse, la modération, l'éclectisme? Oui, Rousseau est parfaitement à même de donner des conseils que ne désavouerait pas l'homme d'Etat le plus soucieux
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