150 quand elle est le fait d'un Leibniz ou d'un Newton, · il a horreur de son usage mondain 10 • Au même titre que l'art, elle est une cause de corruption, de luxe et de misère ; et, après Platon bannissant les poètes de sa république, il les rejette de la sienne. L'exemple est Sparte, cette « république de demi-dieux plutôt que d'hommes» (Discours sur les sciences et les arts). Il en aime les fêtes civiques, modestes et sans éclat, fruits d'une « laborieuse oisiveté » et orientées vers des travaux utiles à la puissance de l'Etat, ces fêtes qui respiraient « un certain esprit martial convenable à des hommes libres» (Lettre à d'Alembert sur les spectacles). Dans le même texte, il décrira, tremblant d'émotion, un bal donné par le régiment de Saint-Gervais avec « le rythme des tambours, le chant des fifres», et il note la vive sensation « que lui procurait un certain appareil militaire au sein du plaisir». Sparte est la cité de l' « heureuse ignorance », où « les hommes naissent vertueux et où l'air même du pays semble inspirer la vertu » ( Discours sur les sciences et les arts). Mais ce qu'il aime surtout en Sparte, c'est son extraordinaire permanence, son double isolement : dans l'espace, comme l'implique son mépris du commerce et de l'argent ; dans le temps, puisque durant cinq siècles elle applique sans modification les lois léguées par Lycurgue. Sparte a vaincu le temps, destructeur de l'être social comme de l'individu. Tout changement est réputé redoutable, car c'est de la permanence des coutumes que peut naître la morale 11 • Méprisant les coutumes, brisant les traditions, la science et la philosophie sont des maux dont doivent se garantir les peuples soucieux de leur stabilité. Dans les coutumes réside la bonté populaire que ne remplacent pas les lois, à peine bonnes à « contenir les méchants ». Rousseau est tout heureux de trouver en son temps un exemple de monde fermé, le HautValais, où les· paysans vivent repliés sur euxmêmes: L'argent est fort rare dans le Haut-Valais, mais c'est pour cela .que les habitants sont à leur aise ; car les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au-dedans et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux font les plaisirs, devienne moins laborieux (Nouvelle Héloïse, lettre XXIII). Et Saint-Preux, qui écrit cette lettre, ne reproche aux Valaisans que leur penchant à l'ivrognerie... La pratique de l'autarcie n'empêchait néanmoins pas ceux-ci de rançonner les voyageurs sur la route d'Italie, à l'image des tribus primitives dont 10. « La science prise d'une manière abstraite mérite notre admiration. La folle science des hommes n'est digne que de risée et de mépris » (préface de Narcisse). 11. « Le moindre changement dans les coutumes, fftt-il même avantageux à certains égards., tourne toujours au préjudice des mœurs ; car les coutumes sont la morale du peuple » (préface de Narcisse). Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES le communisme intérieur s'alimente de pillages à l'extérieur. Mais du moins ces montagnards étaient-ils à l'abri de la corruption, dont l'idée est liée chez Platon à la proximité de la mer, véhicule classique des richesses et de l'or. JeanJacques est un fervent zélateur de l'autarcie, vertu et frugalité ne pouvant survivre à des contacts avec des peuples étrangers 12 • Condam- .nant les communications qui altèrent l' originalité de chaque peuple, il réprouve par cela même les connaissances, lesquelles, véhiculées avec le commerce, ne survivent aux décadences politiques que par leur expansion. Que l'on songe à l'aventure pythagoricienne... Qu'importe finalement et cet héritage et celui d'Athènes en face des cinq cents ans de Lacédémone, où s'entretiennent les coutumes, « trésor qu'il faut conserver mais qu'on ne retrouve plus quand on l'a perdu» (préface de Narcisse). Les coutumes vivent d'archétypes - en euxmêmes des défis à l'histoire - et, réunies en rituels périodiques, servent chez les peuples archaïques à la régénérescence du temps. La culture de Rousseau vient de Plutarque, de. Tite-Live, de Tacite, des néo-stoïciens. Tous avaient décrit la décadence politique et morale prenant la place de mœurs simples et rigides, à mesure que défaites ou conquêtes de la Grèce ou de Rome les ouvraient au monde extérieur. Dans leur état primitif, ces républiques avaient aboli pour leurs citoyens ce qu'on pourrait nommer le temps moral et les avaient préservés des souffrances et des angoisses que tout changement apporte avec lui. De cela, notre auteur a une conscience lucide : Comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide et qui nous fait regretter quelque chose avant ou désirer encore quelque chose après? (Rêveries du promeneur solitaire, ·5e promenade). L'état fugitif suscite la mélancolie de l'homme seul, la frénésie ou la dépression dont les peuples archaïques se prémunissaient par un rituel, lequel recréait symboliquement cet état primordial et mythique où ils voyaient leur raison d'exister. Tout comme les hommes sans doute, les peuples subissent le traumatisme de leur naissance et ils ·cherchent à se préserver de l'évolution régressive par le rappel régulier de leurs origines légendaires. On conçoit que Rousseau, victime en tant qu'individu d'un traumatisme de· cet ordre, ait été attiré par une société statique et orgueilleuse qui prétendait vivre éternellement sous les lois de son fondateur, ou encore par une société mythique « où rien ne marquait les heures, rien n'obligeait à les compter, [où] le temps n'avait d'autre mesure que l'amusement et l'ennui» (Essai sur l' origin'e des langues). 12. « Tout ce qui facilite la communication entre les diverses nations porte aux unes non les vertus des autres mais leurs crimes et altère chez toutes les mœurs qui sont propres à leur climat et à la constitution de leur gouvernement » (préface de Narcisse).
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