M. COLLINET être humain, à la manière de la fable célèbre de Menenius Agrippa. La société est un organisme vivant. Ses membres ont un rôle fonctionnel : « Le pouvoir souverain représente la tête ; les lois et les coutumes sont le cerveau » ( article Sur l'Economie politique). En outre, le Léviathan de Rousseau est un être moral, une volonté qui est la « source des lois », la « règle du juste et de l'injuste ». Tout ce qu'ordonne la loi est légitime, etc. L'adhésion des individus à la société découle de sa conception organiciste ; elle ne comporte qu'une seule clause : « l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » ( Contrat social, I, VI). Comment en serait-il autrement dès lors que l'homme est réduit à jouer le rôle d'une fonction nécessaire à la vie du Léviathan? On conçoit la vertu d'un homme fonctionnel quand il joue un rôle efficace dans la marche du corps social ; mais on conçoit mal la liberté que celui-ci peut lui laisser. Dans la mesure où l'amour de soi est transformé en amour du Moi collectif, la liberté devient obéissance au corps collectif et « forcera » le récalcitrant à être libre (ibid., 1, vn) et à renoncer à sa volonté particulière, laquelle est à la Volonté générale ce que le mal est au bien. On voit dans cette construction ce que Rousseau a retenu du premier Discours où il exaltait les vertus spartiates, mais non ce qui reste du second, sur la liberté naturelle. La vertu est la qualité essentielle du citoyen, mais sa liberté étant transférée au Léviathan, celui-ci assume les droits naturels de l'homme originel. L'homme bon ou innocent, que Jean-Jacques découvrait en interrogeant son cœur et dont il soulignait le nécessaire isolement, est multiplié et collectivisé. Le corps -collectif devient l'héritier de l'homme naturel. Entre les individus groupés en lui-même et la nature, il est l'intercesseur actif; mais il est aussi, en tant qu' ordre humain, le reflet de l'ordre naturel. Or cet ordre, Rousseau le comprenait comme l'~ffet d'un~ vol~nt~ divine (Emile, IV), harmonisant les lois de 1 univers. La Volonté générale harmonise les activités humaines, conformément à la nature; devenue muette par la ruine de l'Etat, elle continue à vivre dans la conscience de chacun (Contrat social, IV, 1). L'amour de l'homme pour le corps social et son amour pour l'Etre suprême s'unissent dans la religion civile sanctifiant le contrat social et les lois ; et la prière du Vicaire savoyard au grand Etre de la nature pourrait aussi bien concerner le Souverain armé de sa Volonté générale : J'acquiesce à l'ordre qu'il établit, sûr de jouir moimême un jour de cet ordre et d'y trouver ma félicité, car quelle félicité plus douce que de se sentir ordonné dans un système où tout est bien ? Le bon Vicaire vit dans la nature comme le parfait citoyen du Contrat social : N'etre pas content de mon état, c'est ne vouloir plus etre homme, c'est vouloir autre chose que ce qui est, c'est vouloir le désordre et le mal. Biblioteca Gino Bianco 149 Etre homme, c'est s'intégrer dans l'ordre naturel et dans la cité organisée. C'est, en définitive, s'intégrer dans le même ordre, l'ordre de la nature qui émane de l'Etre suprême et auquel se rattache la société « naturelle » par le concept de Volonté générale. Cette dernière, qui n'est pas objectivement définissable à partir des volontés particulières et qui ne se réduit pas à leurs combinaisons, est à lA ~ocié~é de Rousseau ce que le mana est aux societes primitives : une force mystique, impersonnelle, l'âme active du corps social qui lui donne sa personnalité et sa raison d'être et mesure symboliquement son unité 8 • Elle est le Bien collectiv~sé~ la morale publique à laquelle chacun a sacrifie sa morale personnelle. Elle est, aux yeux de notre auteur, la marque spirituelle d'une société digne de ce nom, d'un Léviathan qui serait autre chose que l'appareil étatique de Hobbes, et qui absorberait l'individu sans le .persécuter. Ce concept, s'il est né dans le cerveau de Rousseau, ne peut se séparer des grands mythes dont son époque tout entière, comme lui-même, fut animée. Nostalgie d'un monde fermé L'IDÉALde Jean- Jacques est celui d'une société fermée dans l'espace, immobile dans le temps, où l'homme, parfaitement intégré, se co~sac_rerait à sa fonction sociale au point de n'avoir n1 le goût ni même le pressentiment d'une activité égoïste, indifférente à ses compatriotes et propre à de vaniteuses comparaisons : Dans un Etat bien constitué, chaque citoyen a ses devoirs à remplir ; et ces soins importants lui sont trop chers pour lui laisser le loisir de vaquer à de frivoles spéculations (préface de Narcisse). Dans une telle société règne la vertu que Rousseau qualifie de « science sublime des âmes simples », mot équivoque, aux multiples ac_ceptions, qui désigne tantôt l'amour de la patrie et de ses lois, tantôt la perfection morale 9 , tantôt encore un renoncement chrétien, voire calviniste, à toute jouissance naturelle et à toute morale du plaisir. Ici, point de pla~e pour des loisir~, _pour u!1e culture, encore moins pour une creat1on artistique ou scientifique. Les loisirs, Rousseau se les représente comme ces conversations de salon dont il avait l'expérience. S'il admire la science 8. Dans un de ses entretiens avec Georges Charbonnier (Lettres nouvelles, n° ro), M. Claude Lévi-Strauss associe la Volonté générale à l'unanimité des sociétés primitives dont il dit qu'elles sont « comme une horloge où tou les rouages participent harmonieusement à ln même activité » (p. 41) et non comme la machine à vapeur qui reflète l'antagoni me des sociétés modernes 9. C'est le sens que lui donne Platon avec ses quatr vertus cardinales : sagesse, courage, tempérance, justice.
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