Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

M. COLLINET . Le mythe de Glaucos Au DÉBUT du Discours sur l'origine de l'inégalité ~ousseau fait, allu~ion. au mythe de Glaucos pou: illustrer la desagregatlon de l'homme naturel au contact de la société. L'homme de Jean- Jacques c'est l'âme pure de Platon, immortelle sans doute' mais qui s'est abîmée au contact du corps. L'es~ sence de l'âme ne peut être saisie qu'à l'extérieur du corps. « Alors on la trouvera beaucoup plus belle et l'on discernera plus clairement où sont en toute occasion la justice ou l'injustice avec toutes les vertus,., ou vices.» (Républiq.zle, X, 6_11 ,c sqq.). Pour etre compnse, l'âme doit être situee hors du temps et des choses, car elle subit le sort de la statue de Glaucos, le dieu marin tell~ qu'elle fut tirée du fond de la mer. « De~ anci~~es _parties de son corps, les unes en effet ont ete brisées, les autres se sont usées et ont été comJ?lèteme~t endommagées par les vagues, tandi~ que d autres corp~ sont venus s'y incruster, coqwllages, algues, cailloux (...) ; c'est ainsi que l'âme est de même envisagée par nous dans l'état où l'ont mise des milliers de maux. » Dans l'analog!e de Rousseau, la mer c'est la société qui engloutit les hommes. « L'âme humaine altérée au s~in de la société par mille causes sa~s cesse renaissantes ( ...), ~ ..p.our ainsi dire changé d'apparence au pomt d etre presque méconnaissable. » L'essence de l'âme est celle de l'homme naturel vraie nature de l'homme avant qu'il n'ait été « corrompu » par la. société. Après quoi, on n'y trouver~ plu~,.«, au lieu de cette céleste et majestueuse si~plicite dont son auteur l'avait empreint, q~e le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l'entendement en délire». A plusieurs reprises, Rousseau présente son homme naturel, pur de tout contact, en tant q~'hyPothèse utile, traduction, en apparence histonque, du mythe platonicien. Ce qui ne l'empêche nullement d'en représenter l'évolution co~e ~e histoi~e réelle, puisée à des sources prehistoriques ... Lhomme en situation d'osmose avec la nature, tantôt il le considère comme bon A d ' tantot, a mettant que la bonté a un caractère social, comme innocent ou ignorant du bien et du mal; n'ayant aucune notion de l'avenir, il échapperait ainsi à la fuite du temps. Cette hypothèse contredit celle de Hobbes. Rousseau défend la notion de l'homme seul, ou presque seul, sans contacts véritables avec ses semblables ; Hobbes, celle d'hommes rassembl~s ~~tr~ !esquels le conflit est permanent, le ~roi! ~lli~!te de l'un s'opposant à celui, non moins dhmite, des autres. De cet état de guerre de. tous contre tous, Hobbes tire son argumentation pour justifier la nécessité d'un gouverne.~ent. R~usseau lui r~proche de n'avoir pas saisi la vraie nature de 1 homme, antérieure ou si l'on veut, étrangère aux conflits sociaux qui 1~ détériorent. Là encore, on retrouve Platon. Dans La République (II, 372 sqq.), celui-ci condamne l'extension mo~~ide des besoins qui engendre le luxe, la convoitise, et finalement la guerre, aliBiblioteca Gino Bianco 151 mentée par les récits mythologiques où elle ~herche ses jus~ficati~ns. Jean- Jacques lui fait echo. Les conflits naissent de la nécessité où sont les hommes de s'aider. Différent de Hobbes dans sa conception de l'état naturel, il le rejoint dans sa description de l'état social. Chez Hobbes !'homm~ est vicieux et méchant ; chez Rousseau: tl le devient. Autrement dit, le mal est-il inhérent à la nature humaine ou provient-il d'événements analogues à la chute d'Adam? Ou encore la société est-elle l'effet ou la cause du malheur' des hommes? Problème évidemment du même ordre que celui de l'œuf et de la poule ... ~ sa thèse, Hobbes apporte une démonstration lo~1q~~; Rousseau, lui, respectueux du principe leibniz1en de continuité, reconstruit l'histoire en situant entre les deux extrêmes une société médiat;ice qu~ ~ tout~s ses sy~pathies. Cet âge d'or de 1 humarute serait « place par la nature à des distances égales de la stupidité des brutes et des lumières néfastes de l'homme civil » ( Discours ~ur l'inégalité). Société naissante, cc véritable Jeunesse ~u.mon~e », é~r!t:-il,paraphrasant Ovide, elle aurait ignore la division du travail accusée bien avant Engels, des pires méfaits · ~Ile auraif précé~é ces te~hniques qui ont « perdu le genre humain », l'agriculture et la métallurgie : « On vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons » (ibid.). . Quête de l'âge d'or L'HOMME NATUREL, cette projection anthropomorphique ~e l'âme ,?e Jean-Jacques, n'a pas plus de besoins que 1 ame universelle de Platon ~ obje! de connai,ssance_et d'amitié pour soi-mêm~ a en. e1:feco~ble » ( Timée, 34 b). Son innocence na!cissique s apparente à celle, non moins mythiq~e, de l'enfant qui vient de naître. Le seul besoin du nouveau-né est sa mère · le seul besoin de l'homme primitif, la nature, q~i est aussi son seul culte. Cet homme ainsi ressuscité est un disciple de Sénèque et le Vicaire savoyard « délivré de tout l'appareil de la philosophie», 'aurait pu passer pour un sectateur de Mithra. Rousseau ~'innove _pas : le mythe de l'âge d'or ha:1te l'espnt humai~ depuis ses origines, en ~eme te!l:ps que celui de l'évolution régressive de 1 humarute, parcourant successivement, après l'âge d:or, l~s âges d'argent, d'airain et de fer. L'âge d or, c est le Kr!t~-Yuga des Indiens, le règne de Cronos dans Hesiode, celui de l' « éternel printemps >~ d'~vi,de et de Vi~gile. L'Ancien Testament situait 1 Eden en Orient, les peuples indoeuropéens dans l'extrême Nord, quelque part vers le Groenland actuel. La description de Rousseau est p~esque démarquée de celles d'Ovide: « Le chatiment et la crainte étaient i~orés · (...) sans justicier, tous étaient en sûreté (...) L~ terre e_lle-même(...) ignorant la blessure du soc donnait sans être sollicitée tous ses fruits 13 • » O~ 13. Ovide : Métamorphoses, livre I, 90 sqq.

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