Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

148 table à la servitude et au travesti de ses contemporains. Dans le premier Discours, la corruption est la conséquence du progrès des sciences et des arts ou, d'une manière plus nuancée, de la richesse et du luxe qui l'accompagnent. Dans le second, la cause de la servitude et de l'inégalité réside dans l'établissement de la propriété, laquelle a détruit la nature primitive, libre et innocente, de l'homme. Chacun a pu remarquer qu'entre les deux Discours il existe une contradiction fondamentale. D'une part, l'apologie d'une société fermée et immobile, où l'individu, totalement socialisé, n'est rien d'autre qu'une molécule dans un corps organisé ; d'autre part, l'éloge d'un état primordial où l'individu est asocial, et la dénonciation -en toute société d'une machine à détruire cette nature vraie de l'homme. Il y a successivement exaltation de ces deux situations extrêmes : une intégration totalitaire dans une collectivité fermée et une liberté complète hors de toute collectivité - liberté naturelle ou discipline sociale... Ni l'une ni l'autre n'existent dans la monarchie du xv1ue siècle, où Rousseau, comme la plupart des philosophes, ne voit que servitude et corruption. Déduits de postulats opposés, les Discours sont, chacun à leur manière, des pamphlets contre la société monarchique. L'homme est déchiré entte ses penchants et ses devoirs, entre l'amour de soi, qui est le fondement de sa nature, et son adhésion à un corps politique « considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à l'homme » 5 • Cet amour de soi est la « source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit» (Emile, livre IV). Comment donc la concilier avec une adhésion au corps social, adhésion que Rousseau veut non seulement raisonnable - la raison peut toujours se reprendre, et il se méfie d'elle, - mais surtout affective, passionnée, une adhésion qui soit étrangère à toute forme de contrainte, fût-elle volontairement acceptée. Dans le Discours sur l'inégalité, Rousseau ajoutait à l'amour de soi, nécessaire à la conservation de l'homme, un deuxième « instinct », la pitié pour son semblable, source de la solidarité. Si l'on réduit à un schéma la solution du problème social, on y trouve la synthèse de ces deux instincts en un nouveau, qui les englobe l'un et l'autre. Il s'agit de dénaturer l'homme, de transformer son Moi égoïste en un Moi collectif, et d'en faire l'unité où viennent se fondre tous les individus 6 • Et Rousseau donne en exemple le citoyen romain qui << aimait la patrie exclusivement à lui». Le citoyen 5. Article de !'Encyclopédie : Sur l'Economie politique. Le corps politique de Rousseau est à rapprocher de la statue à tête d'or décrite dans le songe de Daniel. 6. « Les bonnes institutions sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative et transporter le moi dans l'unité commune; e~ sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de tout» (Emile> 11 souligné par nous). Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRES romain est, par définition, l'homme vertueux ; par ailleurs, « l' Emile n'est qu'un traité de la bonté originelle de l'homme » ( Troisième dialogue). Vertu et bonté originelle se trouvent donc intégrées dans cette réalité supérieure qu'est la communauté humaine, la cité idéale décrite dans le Contrat social. Là où le maître et l'esclave n'existent plus pour se dépraver mutuellement, il faut « substituer la loi à l'homme». Niant que la dépendance des choses soit une servitude, Rousseau souhaite que les « lois des nations » aient la même « inflexibilité » que celles de la nature, « une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre» (Emile, II). Alors, « on réunirait dans la république tous les avantages de l'état naturel à ceux de l'état civil ; on joindrait à la liberté qui maintient l'homme exempt de vices, la moralité qui l'élève à la vertu » (ibid.) . Superficiellement, on pourrait assimiler ce dépassement de la contradiction à une synthèse· " hégélienne avant la lettre. Avec raison, M. Bertrand de Jouvenel 7 pense que la comparaison ne peut être poursuivie plus loin, car Rousseau ne confie pas à une dialectique de l'histoire le soin de résoudre les contradictions humaines surgies au cours du développement historique. Leur S(?urceest dans une psychologie hédoniste dont le moteur principal est ce besoin insatiable, l' avaritia, besoin qui appelle l'entraide, la dépendance mutuelle, finalement la servitude, et qui a pour effet de défigurer l'homme, de détruire en lui ses deux « instincts » primitifs : la bonté, ou innocence naturelle, et la commisération. L'existence des besoins explique toutes les transformations qui ont suivi : naissance de l'agriculture, invention de la métallurgie, avènement de la propriété, bref, la chaîne fatale des maux dont souffre l'humanité ... L'histoire ne fait qu'aggraver ceux-ci. Une fois le processus mis en train, les mœurs ne peuvent que se dégrader. C'est le cas des grandes nations pour lesquelles Rousseau ne conçoit pas de salut: « Un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu» (préface de Narcisse). Au mieux, quelques conseils pourraient être utiles lorsqu'il s'agit d'un peuple peu nombreux, aux mœurs simples, telle la Corse (cf. Projet de Constitution pour la Corse), à condition toutefois qu'on le prémunisse contre les sciences, les arts et la richesse... Le concept de « Volonté générale » C'EST un lieu commun de constater que la Volonté générale du Souverain ne se ramène à aucune réalité sociologique observable; elle n'est ni la somme des volontés particulières ni la volonté de la majorité, mais une synthèse morale qui se nourrit jusqu'à les faire disparaître de toutes les moralités individuelles. C'est que Jean-Jacques assimile le corps politique à un 7. Essai sur la politique de Rousseau, préface à une édition critique du Contrat social, Genève 1947.

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