Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

TROTSKI HISTORIEN par Bertram D. Wolfe COMME certains personnages historiques avant lui, Léon Trotski a dû attendre, pour écrire l'essentiel de son œuvre historique, que la défaite l'ait privé de la possibilité de faire l'histoire. Mais, sa vie durant, il fut homme de plume par profession et personnage historique par vocation. « A partir de 1897, écrit-il dans son autobiographie, j'ai mené le combat surtout la plume à la main 1 . » Collaborant à l' lskra, il choisit pour nom de guerre, pour ne pas dire nom de plume, le mot russe qui justement désigne la plume : Péro. A la différence de Lénine, Trotski se contemplait souvent dans le miroir de l'histoire. Après l'année 1905, au cours de laquelle il joua un rôle plus important que tout autre chef révolutionnaire, il profita du premier répit, en exil à Vienne, pour écrire Die Russische Revolution : 1905 (Vienne 1908-1909). Il s'agit d'un grand in-octavo de 334 pages consacré à l'analyse sociale, à l'histoire, à la polémique politique, aux souvenirs personnels et à l'apologétique. Interdit actuellement en Russie, épuisé en langue allemande et inédit en anglais, cet ouvrage demeure une source capitale•. Trotski ne trouva pas le temps de courtiser de nouveau la muse de l'histoire avant 1929, année de son troisième exil, sur l'île turque de Prinkipo. Il écrivit alors deux ouvrages de grande importance : son autobiographie (1929), qui implique nécessairement une forte dose d'histoire, et l' Histoire de la révolution russe (3 vol., Paris 1933), qui contient une bonne part d'autobiographie, quoiqu'il y parle toujours de lui-même à la troisième personne. C'est surtout de cette Histoire qu'il sera question ici. Le styliste LA PREMIÈRE CHOSE à noter chez l'historien Trotski, c'est qu'on a affaire à un polémiste persuasif, souvent pédant, à la fois grand orateur et maître styliste. Il est fier de l'année 1917, dont I. ~n Trotski : Ma Vie, 3 vol. in-8, Paris 1930. • Il en existe une édition française : 1905, Librairie de l' Humanit,, Paria 1923. Biblioteca Gino Bianco il parle comme un vétéran qui revit ses plus grandes batailles, car en effet son rôle y fut immense et toute sa vie jusqu'alors avait tendu à la prise du pouvoir « par le prolétariat ». Si le caractère clandestin, la machine du Parti et sa direction centralisée sont dus à Lénine, c'est Trotski qui élabora l'essentiel de la doctrine 2 et la stratégie politico-militaire de la prise du pouvoir. Sa plume éloquente s'emploie ici à glorifier le coup d'Etat bolchévik, à défendre son propre rôle, à brosser un tableau méprisant, outré, caricatural de tous les vaincus, plus cruel lorsqu'il parle des libéraux, des démocrates et des autres fractions ou partis socialistes, que quand il traite du tsar, des monarchistes ou des réactionnaires. L'une de ses cibles favorites est, naturellement, ce démocrate doctrinaire qu'il désigne presque invariablement comme « le savant historien, le professeur Milioukov ». L'ornement, la métaphore et le feu d'artifice verbal sont naturels à Trotski. C'est ainsi qu'il écrit de Skobelev, naguère son partisan et, en 1917, l'un des membres du Comité exécutif du Soviet : « Il donnait l'impression d'un étudiant jouant à l'homme d'Etat sur une scène d'amateurs.» De Tchernov: « S'abstenir de voter devint pour lui une forme de la vie politique. » De Kérenski : « Durant la période de la dualité du pouvoir, sa force résidait dans l'art de combiner les faiblesses du libéralisme avec les faiblesses de la démocratie. »Du tsar : « Nicolas avait hérité de ses ancêtres non seulement un empire géant, mais encore une révolution. Et ils ne lui avaient pas légué une seule qualité qui l'eût rendu capable de gouverner un empire, voire même un arrondissement. » De la populace : « Une révolution se distingue toujours par son impolitesse, probablement parce que les classes dirigeantes n'ont pas pris la peine d'enseigner à temps les bonnes manières au peuple. » Du président de la Douma : « Rodzianko essaya de noyer la révolution à 2. Les menchéviks avaient tendance à résumer leurs buts Jans la formule « révolution bourgeoise démocratique»; la formule algébrique de Lénine était « dictature démocratique du prolétariat et du paysannat » ; « gouvernement du peuple • résume le but immédiat des socialistes-révolutionnaires ; la formule de Trotski était « révolution permanente, commençant par une dictature de la classe ouvrière pour aboutir à la révolution mondiale •·

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