S. HOOK NÉ en 1880 à Dvinsk, ville russe alors et redevenue russe depuis, Raphaël Abramovitch adhère très jeune au mouvement socialiste ; appelé à représenter, dans le parti ouvrier social-démocrate de Russie, le « Bund » des travailleurs juifs, groupement hostile à la majorité bolchévique dirigée par Lénine, il devient bientôt l'un des animateurs de la tendance minoritaire ou menchévique. Il refuse pourtant de se faire « révolutionnaire professionnel», c'est-à-dire d'être appointé par le Parti. Ayant reçu une formation d'ingénieur, il commence par enseigner les mathématiques, puis, en exil à Vienne de 1908 à 1917, il travaille dans un bureau de brevets. De retour à Pétrograd dès mai 1917, élu aussitôt au Soviet de la capitale, Abramovitch ne cesse de défendre contre les bolchéviks, aussi bien ~vant qu'après le coup d'Etat d'Octobre, le régime mstauré par la révolution de Février, régime appelé par Lénine lui-même le plus libre du monde. L'activité d'Abramovitch, pendant les mois qui suivent Octobre, n'a rien d'illégal; mais son influence grandit, aussi est-il arrêté, dès 1918, sous l'accusation, toute de circonstance, de complot armé contre le pouvoir soviétique. Il n'échappe à la mort qu'au tout dernier moment, grâce notamment à l'intervention du socialiste autrichien F. Adler, que Lénine estimait hautement. En 1920, la conjoncture politique permet aux menchéviks de se faire représenter à l'étranger par une « Délégation » composée de Julius Martov et· Raphaël Abramovitch. L'année suivante, les exilés fondent le Courrier socialiste, journal en langue russe dont la publication ne sera jamais interrompue et qui pendant plus de quarante années apportera, sur les affaires et la politique soviétiques une documentation incomparable. Les menchéviks participent, au début de 1921, à la création de l'Internationale de Vienne, qui, dans l'esprit de ses promoteurs, doit rétablir l'unité ouvrière brisée par les communistes. La tentative échoue. En mai 1923 - Martov vient de mourir - a lieu à Hambourg le premier congrès de la nouvelle Internationale ouvrière et socialis!e : .Abramovit~h y présente un rapport sur la situation en Russie, et ne cessera par la suite de participer activement à la vie de l'Internationale. En 1931 s'ouvre à Moscou le « procès des menchéviks », l'un des premiers mis en scène par le régime pour discréditer publiquement ses adversaires. Abramovitch est - in absentia - au centre des débats, car on a fait « avouer » aux inculpés que trois ans plus tôt il s'est rendu secrètement en Russie pour y fomenter la contre-révolution. On précise même les dates - mais il est avéré qu'à ces mêmes dates, le prétendu conspirateur se trouvait à Bruxelles, participant le moins secrètement du monde à un congrès de l'Internationale socialiste. Quelques années plus tard, au début de la guerre civile espagnole, on lui enlève son fils, qui disparaît àjamais dans les cachots de la Guépéou à Barcelone. Biblioteca Gino Bianco 141 Après les années d'exil à Vienne, sous les tsars, puis, sous leurs successeurs, à Berlin et à Paris, R. Abramovitch doit s'installer, à partir de 1940, aux Etats-Unis, pays qu'il connaît bien pour y avoir fait nombre de tournées de conférences. Lorsqu'il se décide à écrire son histoire de la Révolution, il a plus de soixante-quinze ans; c'est son testament intellectuel. PAR sa vie comme par son œuvre, Raphaël Abramovitch personnifie les dons et le sacrifice d'une équipe remarquable, dont jamais les membres n'ont transigé avec leurs principes et leur conscience, et qui ont pressenti, avec une terrible lucidité, ce qu'il en coûterait en fin de compte à ceux qui, pour régner ou simplement pour survivre, étaient prêts à tout. Placés, si l'on peut dire, dans l'antichambre de l'histoire, conscients des nécessités de l'heure pour empêcher la Russie de 1917 de sombrer dans le chaos, forts d'un programme de paix et de progrès social, ces hommes furent vaincus. Leur défaite s'explique par l'aveuglement de l'Occident, demeuré insensible aux besoins vitaux nés de la crise qui secouait si profondément le pays, et par l'implacable résolution des bolchéviks, qui surent appuyer leur démagogie sur la violence. Vaincus mais non aigris, ces militants se sont aussitôt remis à l'œuvre, partout où ils le pouvaient; en travaillant de concert avec les organisations ouvrières qui combattent pour le bien-être dans la justice, mais qui refusent de sacrifier chemin faisant et la dignité des hommes et la liberté. S'il a activement participé aux événements qu'il décrit, l'auteur de la Révolution des Soviets les évoque avec objectivité et une rare équanimité. Il ne se prend pas pour un instrument de !'Histoire. Marxiste, il donne au jeu des forces économiques toute son importance ; mais il sait reconnaître, et faire reconnaître au lecteur, à quel point interviennent dans le déroulement et l'itnbrication des événements, les techniques d'organisation, la personnalité des chefs, le pur hasard. Nulle part il n'exagère son rôle propre, pas plus qu'il ne cherche à dissimuler l'inefficacité de ses interventions. Sans le moindre effet théâtral, l'auteur rend compte sobrement, presque trop sobrement, d'une expérience vécue qui a dû être, le plus souvent, angoissante ; mais par ce ton il confère à son récit l'accent même de l'authenticité. Aucune composition littéraire ne réussirait comme ce livre à transporter le lecteur en présence même de ce singulier dosage de grandeur et d'horreur, de prosaïsme et de tragique qui accompagne les bouleversements de l'histoire. A la lecture de l'étude d' Abramovitch, on est également frappé par la confirmation qu'elle apporte - d'une manière étrange et comme paradoxale - de certaines conceptions marxistes du devenir historique et social. Certes, les bolchéviks, tout en se prétendant les héritiers exclusifs
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